Dans le cadre de la saison France-Portugal et du Festival international des arts de Bordeaux Métropole, Catherine Marnas et Nuno Cardoso, directeur du Teatro Nacional São João de Porto, portent au plateau une autre tragédie des Atrides, celle des victimes, des perdants. Entièrement revisitée par Gurshad Shaheman, l’Œuvre d’Eschyle fait écho au monde d’aujourd’hui, percute l’actualité et libère enfin la parole des grands oubliés de l’Histoire.
Troie n’est plus. La plupart de ses habitants, si ce n’est la totalité, sont morts. Rien ne subsiste de la superbe cité. Après dix années de conflits, l’armée grecque peut enfin regagner ses pénates. Agamemnon, roi d’Argos, retrouver son foyer, sa femme, la belle Clytemnestre, et ses trois enfants, Oreste, Électre et la toute jeune Chrysothémis. Conquérant, brutal, il revient en terrain conquis, oubliant, un peu vite, que la donne à changer, que de nombreux cadavres – dont celui de sa fille, l’innocente Iphigénie – et une trop longue absence ont faire taire les passions, transformer l’amour en haine. Le cycle de la vengeance est engagé. L’épouse tue son conjoint infanticide, le fils, sa mère maricide.
Même histoire, autres points de vue
Conservant la trame de L’Orestie d’Eschyle, Gurshad Shaheman conte une autre histoire. S’éloignant du récit guerrier et patriarcal originel, il délaisse les héros virils pour s’intéresser aux personnages de l’ombre, ceux qui n’ont pas droit de cité, ceux qui sont sacrifiés sur l’autel des « mâles », à leur gloire. S’amusant à décaler la focale, à questionner les mythes, à inscrire le récit dans le monde d’aujourd’hui, il signe un texte percutant, féministe et humaniste, une tragédie contemporaine, qui fait écho au conflit ukrainien. Sans perdre l’essence épique et poétique de la trilogie des Atrides qu’il mâtine de sa langue si profonde, de son histoire, il aborde de manière frontale les maux de nos sociétés contemporaines, fait la guerre aux féminicides, aux pollueurs, aux homophobes, aux dogmes religieux. Le poing levé sans concession, sans limites, il rêve d’une révolution, d’un changement de paradigme, quitte à se perdre dans un final un brin grandiloquent, un aveuglement furieux, où transparaît âpre, son aversion des politiques actuelles.
Mise en scène à quatre mains
De cette matière en fusion, de ce brûlot homérique, le duo Catherine Marnas – Nuno Cardoso s’emparent avec une fougue techno, un sens aigu du tragique et une intelligence de l’humain. S’appuyant sur la scénographie épurée de Fernando Ribeiro, un gradin et un mur rappelant quelques columbariums, quelques façades austères d’une barre d’immeuble, les deux artistes conjuguent leurs talents avec une belle harmonie. Au service des mots, des personnages, ils font d’Argos, le lieu de rencontre entre l’ancien monde et le nouveau, entre dictature, démocratie en berne et le système de demain encore à inventer. Fantômes rappelant les drames d’hier, dieux oubliés cherchant à tromper la nuit dans une rave party rose fluo, hommes acceptant de montrer leur fragilité jusqu’à la folie et amazones en costumes et robe d’avocate hantent la scène. Classique dans la forme, mais punk sur les contours, Pour que les vents se lèvent frappe juste, réveille nos idéaux, secoue idées reçues et carcans patriarcaux.
Une troupe bilingue
Le souffle de la révolte des perdants, des opprimés, des sacrifiés, gronde sur la grande scène du TnBA. Il naît dans l’engagement et l’interprétation des douze comédiens – Zoé Briau, Garance Degos, Félix Lefebvre, Léo Namur, Mickaël Pelissier, Bénédicte Simon, Carlos Malvarez, Gustavo Rebelo, Inês Dias, Telma Cardoso, Tomé Quirino, qu’illuminent l’irradiante Teresa Coutinho. Passant d’une partition à l’autre, s’échangeant les personnages pour mieux en densifier les personnalités, leur donner différentes couleurs, ils entrent tour à tour, dans cette ronde tragique, ce bal terrible où s’entremêlent les langues. Oreste fiévreux céde sa place à un meurtrier sûr de son impunité, un petit dictateur en puissance. Clytemnestre bafouée se mue en guerrière, en louve. Le doux Pylade laisse place à un amoureux déçu.
Encore en rodage en ce soir de première, la fresque franco-irano-portugaise attrape, saisi et emporte. Loin d’avoir livré tous ses combats, d’avoir donné toute sa noire puissance, sa réflective intensité, elle est une promesse Pour que les vents se lèvent et que la jeunesse d’aujourd’hui se retrousse les manches pour des demains tout autres…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Bordeaux
Pour que les vents se lèvent, une Orestie de Gurshad Shaheman
Festival international des arts de Bordeaux Métropole
TnBA
Salle Vitez
Place Renaudel
33032 Bordeaux Cedex
Jusqu’au 8 octobre 2022
Tournée
du 20 octobre au 6 novembre 2022 – Teatro Nacional São João (TNSJ), Porto (Portugal)
les 18 et 19 mars au Meta, Centre dramatique national de Poitiers
les 4 et 5 avril 2023 au Préau, Centre dramatique national de Vire
Mise en scène de Nuno Cardoso et Catherine Marnas assistés de Janaína Suaudeau
Avec 6 comédien·nes français·es : Zoé Briau, Garance Degos, Félix Lefebvre, Léo Namur, Mickaël Pelissier & Bénédicte Simon
et 6 comédien·nes portugais·es : Carlos Malvarez, Gustavo Rebelo, Inês Dias, Telma Cardoso, Teresa Coutinho & Tomé Quirino
Lumières de Carín Geada
Scénographie de Fernando Ribeiro
Musique d’Esteban Fernandez avec la collaboration de Philippe Asselin,Tams ; d’Olivier Samouillan, Alto, de Garance Degos, Violoncelle
Costumes d’Emmanuelle Thomas
Régie Plateau de Margot Vincent
Régie Lumière de Benoît Ceresa et Christophe Turpault
Régie Son de Samuel Gutman et Sébastien Batanis
Costumes de Kam Derbali et Laetitia Bidault