Regard pétillant, allure décontractée, silhouette androgyne, la comédienne de Merci la vie, film qui la fit connaître du grand public, revient en beauté en ce début de saison. À l’affiche du dernier film de Louis Garrel, L’innocent, elle foule actuellement les planches de la Colline dans une performance théâtralisée par Alain Françon où elle donne corps à vingt-cinq « écrits bruts » issus notamment de Et pourquoi moi, je dois parler comme toi ? , recueil de textes édité en 2020.
Aux portes de Paris, dans une maison de banlieue à la façade blanche, quelconque, Anouk Grinberg a installé son cocon, son refuge. Cheveux détachés, pull en cashmere violine et pantalon blanc, la comédienne invite à entrer dans son monde. L’intérieur bohème chic, chaleureux, coloré, très lumineux, garni de meubles anciens en bois joliment dépareillés, lui ressemble. Au mur, des dessins, des tableaux, rappellent sa passion pour les arts plastiques, son goût pour la profusion d’objets. Tous ont une histoire. Ils racontent d’autres vies, d’autres lieux, d’autres mondes. Ils sont comme des pierres, des petits cailloux qui esquisseraient en creux le portrait de cette enfant de la balle.
Comédienne à 13 ans
Toute jeune, Anouk Grinberg baigne dans le milieu du cinéma et du théâtre. « Enfant, raconte-t-elle, souvent, passaient à la maison Lassalle, Planchon, Vitez. Tous étaient amis de mon père, Michel Vinaver. Un jour comme les autres, où je devais jouer avec mon ours, m’inventer des histoires, ils m’ont repérée dans un coin du salon et m’ont dit : Et toi !, tu as quelque chose à faire avec nous au théâtre. » Ainsi à 13 ans, elle joue dans Mon cœur est rouge de Michèle Rosier. C’est le premier chainon d’une belle lignée de long-métrages, de rencontres et d’aventures humaines. « À ce moment-là, avoue-t-elle, je n’avais pas le rêve d’être actrice. Je crois que je n’y pensais même pas. Mais sortir de chez moi, cela m’a plu énormément. Et puis, commencer tout de suite sur de très beaux projets portés par d’immenses réalisateurs, donner la réplique à de sacrés comédiens et comédiennes et dire de magnifiques textes, forcément, ne pouvait que me captiver. D’autant, que dans la fiction, je trouve qu’on touche quelque chose de l’ordre de la vérité, de la réalité de la vie, que l’on n’atteint jamais vraiment réellement ? »
Un laboratoire d’émotion
Voix tenue, presque saccadée, assise sur une sorte de méridienne, recouverte d’un drap blanc et sirotant un café, Anouk Grinberg cherche le mot juste, la tournure adéquate. Timide, elle pèse chaque syllabe avant de poursuivre son récit mémoriel, se plonge avec délicatesse et presque hésitation dans ses souvenirs. « J’avais beau être une enfant, j’ai tout de suite senti que l’art dramatique, le jeu, était un formidable laboratoire de l’humain où l’on pouvait être, on avait le droit et même le devoir d’être soi-même au travers des autres que l’on interprète. » Fascinée par cet éventail des possibles, la comédienne en herbe trouve un lieu où elle peut être à la fois elle-même, mais aussi tant d’autres. « Après le cinéma, raconte-t-elle, j’ai avec Jacques Lassalle foulé pour la première fois les planches d’un théâtre. Tout s’est enchaîné sans que je réfléchisse. Cela m’a donné une espèce de joie que je n’avais pas dans ma vie. » Trouvant le quotidien assez brouillon, elle prend plaisir à se retrouver dans une salle avec d’autres personnes pour se mettre, ensemble, à une table, décortiquer un texte, le répéter à l’envi jusqu’à ce que l’histoire fictionnelle prenne forme et devienne au fil des jours moins confuse, plus limpide, comme une évidence.
Cinéma et théâtre, deux facettes d’un même métier
Irradiante sur les planches, la comédienne a une présence à l’écran tout aussi bouleversante, lumineuse. Passant d’un médium à l’autre, elle trouve dans chacun une sorte d’accomplissement qui nourrit différemment son appétit du monde, des autres. « Les deux sont très différents, explique-t-elle, Le cinéma, un art, un sport de l’immédiateté. On n’a pas à prendre en charge la durée, ni la tenue d’un récit du début à la fin. On s’enfonce dans l’instant. C’est très animal. Au théâtre, tout prend du temps. J’aime cela, les répétitions, le partage qui naît du travail sur le texte, sur la mise en scène, la recherche de l’essence d’une œuvre, ce qu’on veut en dire. Il y a quelque chose du travail de funambule. Se lancer, tenter, ne pas avoir peur du ridicule, se laisser guider, aller dans des endroits insoupçonnés, être au service du présent, bien plus que dans la vie. » Regard presque absent, plongée dans ses pensées, sourire aux lèvres, la comédienne semble comme traversée par le bonheur unique qu’elle a d’être sur scène ou devant une caméra.
De belles rencontres
Aimant profondément les textes, les individus, l’artiste se nourrit des mots, des personnalités qui l’entourent. « La première rencontre qui m’ait marquée en tant qu’actrice, se souvient-elle, je crois que c’est avec Bernard Sobel. C’était en 1991. Il m’avait confié le rôle d’Électre dans son Orestie. Puis, il y a eu Philippe Clévenot, qui a été fondamental dans ma construction tant personnelle que professionnelle. C’était l’un des plus grands acteurs de ce monde. On a fait deux pièces ensemble. Il m’a fait le plus beau des cadeaux en devenant mon ami. C’est un miracle qu’à l’échelle d’une vie, il y ait cette confiance sans aucune appréhension qui s’installe entre deux êtres. » D’un projet à un autre, Anouk Grinberg trace sa route. De Blier à Chéreau, en passant par Martinelli, avec qui elle monte La Maman et la Putain, Marc Paquien, avec qui elle crée deux spectacles, Molly Broom, d’après Ulysse de James Joyce et La Révolte d’après l’œuvre d’Auguste de Villiers de l’Isle d’Adam, sans oublier Alain. Françon, à qui elle voue une admiration sans borne, elle aime à se fondre dans d’autres vies, d’autres personnages, à changer de registres, à habiter chaque rôle, leur donner une réalité, une vérité. « Les partenaires de jeu, explique-t-elle, sont aussi importants dans mon désir d’être sur scène. C’est avec eux que l’on fait spectacle, que l’on fait exister la partition. Dans leurs regards, leurs mimiques, que moi seule peux voir, je décèle quelque chose de ludique et sincère à la fois qui me porte, me transporte. » Être libre, toujours aller plus loin, trouver dans les contraintes du plateau audace, émotions nouvelles, la comédienne aime le savoureux mélange qu’impose le théâtre, être à la fois au service de l’œuvre, mais aussi l’éclairer de l’intérieur, faire jaillir de son sein une fraîcheur, une intensité. « Tous les soirs renouveler l’expérience, jouer sur le fil d’une improvisation, être vraie, souligne-t-elle. C’est un peu de tout cela qui me nourrit au quotidien me fait grandir. »
L’art brut, une passion
Cherchant dans les différents arts, qu’ils soient vivants ou plastiques, une manière d’exprimer doute, joie, peine, angoisse, Anouk Grinberg dessine, brode, lit et écrit. Toujours en quête de beauté, de quoi abreuver sa sensibilité, elle se passionne pour les neurosciences — elle publie en 2021 Dans le cerveau des comédiens, livre primé par le Syndicat de la Critique —, pour les arts bruts. Après plusieurs années à collecter dans les établissements spécialisés, les sanatoriums, les services psychiatriques, la parole de ces marginaux qu’on a cru fous, de ces innocents riches d’un monde intérieur, de ces artistes inconnus, la comédienne imagine un recueil, ou, comme elle aime à poétiser, une constellation de textes d’art brut. « J’ai tellement été saisie par les mots que j’ai récoltés, explique-t-elle, par la beauté de ces écrits, par la liberté, l’ingéniosité qui s’en dégageaient, que j’ai eu envie de les porter au plateau. Au début, il y a de cela quatre ans, c’était assez anarchique et désorganisé. Avec Nicolas Repac, on avait concocté une mouture assez simple, sans véritable mise en scène. » Pas totalement satisfaite du résultat, l’artiste réfléchit à comment donner vie à tous ces êtres mis au ban de la société, leur enlever la muselière que la société leur a collé, raconter leur histoire, les réhabiliter. « Je voulais, raconte-t-elle, que l’on puisse entendre enfin cette puissance artistique, cette poésie, qu’ils ont su faire jaillir malgré le carcan qu’on leur a imposé. Leur innocence qu’ils ont su garder malgré les privations, les contraintes, me fascine. J’en ai parlé à Alain (Françon). L’idée lui a plu. On a commencé à retravailler la forme, à faire des choix dans les textes. » Loin d’imiter, de vouloir singer une attitude, les renvoyer dans la folie qu’on a étiquetée sur leur front, Anouk Grinberg, accompagnée au plateau par Nicolas Repac et guidée par Alain Françon et Caroline Marcadet — pour le mouvement du corps —, fait éclater la pureté de ces âmes simples, leur richesse intérieure, la beauté immaculée de leur art brut. Gestes précis, danses du corps, elle habite tour à tour chaque homme, femme, enfant qui a laissé, dans des registres très médicaux, traces de leur force de vie. « Ils sont bien plus vivants que nous, souligne la comédienne. Sans le corset sociétal, ils peuvent eux se le permettre, n’attachant aucune importance aux regards des autres. »
Toujours rêveuse, Anouk Grinberg a des idées plein la tête, des rôles à inventer, à vivre. Au cours de la conversation, sorte de confidence amicale, elle évoque Hedda Gabler d’Ibsen, les pièces de Feydeau, de Courteline. Légère autant que profonde, radieuse, elle monte tous les soirs sur les planches toujours avec la même énergie, le même désir. N’hésitez pas à lui rendre visite à La Colline, à découvrir un autre monde, celui d’une folie créatrice et poétique.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Et pourquoi moi, je dois parler comme toi ? spectacle imaginé par Anouk Grinberg
d’après Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg, Éditions Le Passeur, 2020
Petit Théâtre
La Colline – Théâtre national
Rue Malte-Brun
75020 Paris
jusqu’au 20 octobre 2022
Mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h et dimanche à 16h
durée 1h10
Crédit portrait © Jérôme Rey, © Ciné Valse, © Tuong Vi-Nguyen, © Pascal Victor