À Strasbourg, puis en tournée à travers la France, la metteuse en scène, artiste associée du lieu, présente son adaptation crépusculaire et radicale du mythe d’Iphigénie revisitépar Tiago Rodrigues. Rencontre avec une artiste sans concession.
Comment est né le projet ?
Anne Théron : J’étais membre de la commission d’aide à la création au Centre National de Théâtre, c’était en 2015 ou 2016. Thomas Resendes, qui est le traducteur de Tiago Rodrigues, avait déposé une demande pour cette Iphigénie. A cette époque, je ne connaissais pas le metteur en scène, depuis nommé à la tête du Festival d’Avignon, sinon par ouï-dire. De surcroît, je n’ai pas un goût particulier pour la tragédie. Mais le texte m’a bouleversée. Pourtant, je n’ai pas pensé tout de suite à le créer. Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai contacté Thomas Resendes. Première belle rencontre, nous étions immédiatement en phase. Il m’a introduite auprès de Tiago, avec qui j’ai discuté deux heures, intenses, voire enflammées ! Là encore, ça a été une très belle rencontre.
Qu’est-ce qui vous a plu dans l’écriture de Tiago Rodrigues ?
Anne Théron : La langue est limpide, organique, elle fabrique de l’image, elle est intense, concrète, incroyablement sensuelle. J’aime cette écriture qui fonctionne sur la scansion et la répétition. J’en profite pour souligner la beauté de la traduction de Thomas Resendes. D’ailleurs, ils sont très proches et complices avec Tiago Rodrigues. Thomas est devenu mon dramaturge et mon assistant, un complice.
Comment vous êtes-vous affranchie de son regard de metteur en scène ?
Anne Théron : C’est l’auteur que je suis allée voir, et non pas le metteur en scène. Je connaissais assez peu son travail de mise en scène, mais suffisamment pour savoir que nous avions des univers différents. Je lui ai demandé si cela le dérangeait. Il m’a répondu que son intuition le poussait à me faire confiance, il aimait la façon dont je lui parlais de sa pièce. Il m’a également précisé qu’il n’interviendrait pas, que ce soit dans mes choix de mise en scène ou quant à la production et à la diffusion du futur spectacle. Cela me convenait parfaitement. Je crée les textes qui ouvrent chez moi un imaginaire visuel, sonore et émotionnel que je développe avec les artistes de ma compagnie, Les Productions Merlin. Et je savais que ce serait ma dernière création au TNS, en tant qu’artiste associée.
J’ai été heureuse de la confiance que Tiago Rodrigues m’a accordée, et je l’ai été plus encore quand le soir de la première à Avignon, il est venu nous voir après le spectacle pour nous féliciter. Lui-même était très touché par l’accueil public.
En donnant la parole à Iphigénie, mais aussi aux autres femmes, la tragédie antique s’inscrit dans le temps présent. C’était important pour vous. de vous éloigner de l’œuvre originelle, en changer les contours ?
Anne Théron : Je n’ai jamais eu envie de monter une autre Iphigénie que celle de Tiago Rodrigues. Je n’ai aucun goût pour les victimes consentantes ! Le texte de Tiago brasse beaucoup de mes obsessions : la mémoire, le libre-arbitre et le cri de révolte des femmes. Iphigénie et Clytemnestre sont des femmes qui disent « non ». Non à la guerre, au crime, à ce qui aurait été soi-disant imposé par les dieux et l’est en fait par les hommes.
Cette pièce interroge la mémoire qui nous constitue. Comment agir pour qu’elle devienne une force et non une répétition délétère ?
Anne Théron : Tiago Rodrigues reprend apparemment le texte d’Euripide, pourtant sa conclusion est radicalement différente. Iphigénie va mourir, certes, mais en femme libre. Elle refuse de se souvenir et de répéter les mêmes mensonges. C’est cela qui m’a bouleversée. C’est cela que j’ai voulu mettre en scène. Il est toujours possible de dire NON…
La mise en scène est très spectrale. Comment l’avez-vous imaginée ?
Anne Théron : Ce n’est pas un espace mental comme souvent dans mes spectacles. Plutôt un hors-monde, presque fantastique, sans époque déterminée. On ne sait pas très bien où on est, peut-être en enfer, face à des ombres qui reviennent incarner cette vieille histoire d’Iphigénie. Je ne fais pas un théâtre mimétique. Avec mon équipe de créateurs – Barbara Kraft, scénographie, Benoît Théron, lumière, Sophie Berger, son, Nicolas Comte, vidéo – ainsi que Mickael Varaniac-Quard et Marion Koechlin, collaborateurs techniques, nous travaillons des mois en amont pour fabriquer chacun de nos objets. Dans ce cas précis, je leur ai d’abord montré des photos de Sarah Moon, ses ombres, ses flous, ses ralentis dans ses vidéos. Puis j’ai découvert le photographe Harry Gruyaert. Ses photographies de mer et de plages dans le nord de la France ont été une évidence quant au visuel et à l’ambiance que je cherchais pour cette Iphigénie. Il y a eu aussi trois films importants dans nos valises, Valse avec Bachir d’Ariel Folman, Melancholia de Lars Von Trier, et enfin Memoria de Apichatpong Weerasethakul. Barbara a très vite proposé cet espace abstrait au plateau, où les comédiens écartent les îlots, comme si la terre s’ouvrait sur la mémoire enfouie. Une mémoire qu’on voit à l’écran dans ces images que nous avons filmées en décor naturel et en studio, et qui relèvent quasiment de la peinture, ainsi que dans la création sonore qui brasse aussi bien l’univers de la guerre que des nappes sourdes ou des voix féminines venues d’ailleurs. Le spectacle est court, 1h35, mais dense. Notre ambition était d’emporter le spectateur dans un suspens où il espère jusqu’au bout que la tragédie finisse autrement.
Comment s’est fait le choix des comédiens ?
Anne Théron : J’ai tout de suite pensé à Vincent Dissez pour Agamemnon, c’est un acteur entre puissance et fragilité. J’ai demandé à Alex Descas d’être Ménélas, nous avions déjà collaboré, c’est un comédien mystérieux, avec une voix magnifique et une présence singulière. Vincent Dissez et lui forment un duo de frères étonnant. Mireille Herbsmeyer a été pour moi une révélation dans Condor, de Frédéric Vossier, que j’avais créé l’année précédente. Cela m’a semblé évident qu’elle endosse la partition de Clytemnestre. Je connaissais Richard Sammut, et je voulais un comédien concret et physique pour Ulysse. Je voulais retravailler avec Julie Moreau, une comédienne formée à l’école du TNB. Elle était déjà dans Supervision de Sonia Chiambretto, trois ans plus tôt. Elle forme le chœur avec Fanny Avram, danseuse et comédienne qui avait joué dans Antigone Hors-la-loi, que j’avais créée en 2006. Philippe Morier-Genou est Le Vieillard. C’est un immense acteur, avec une voix impressionnante. J’ai été très heureuse qu’il accepte le rôle. Enfin Achille et Iphigénie sont interprétés par deux merveilleux comédiens portugais que j’ai rencontrés lors d’un atelier au Teatro National de Sào Joào, à Porto : Joào Cravo Cardoso et Carolina Amaral.
Ces neuf comédiens, si différents, ne se connaissaient pas. Leur collectif, sur le plateau, est possible grâce à leur hétérogénéité. C’est un collectif au sens où ils sont tous au plateau pendant toute la représentation, en état de jeu permanent. Quand ils ne parlent pas, ils sont observateurs, concernés, impliqués. Ces points de passage entre l’acteur et le personnage demandent une logique de jeu très précise qui s’articule sur le regard des uns sur les autres, dans une gestion collective de l’espace qui est une chorégraphie en soi. La collaboration de Thierry Thieû Niang, danseur et chorégraphe, a été précieuse, comme pour Condor, notre précédent spectacle.
Vous êtes artiste associée du TNS. En quoi cela a été important pour vous ?
Anne Théron : Ces huit années ont été fondamentales. J’ai rencontré une équipe qui m’a accompagnée artistiquement, m’a poussée dans mon écriture, et soutenue financièrement. J’ai pu avoir de véritables interlocuteurs. Pour moi qui travaille en équipe, c’était une grande chance. J’ai toujours aimé être artiste associée, participer à la vie d’une maison. Ce qui est également formidable au TNS, c’est l’école. J’y ai monté deux projets qui me tenaient à cœur, et j’ai rencontré de jeunes comédiens avec lesquels j’espère collaborer à nouveau.
Que peut-on vous souhaiter pour l’avenir ?
Anne Théron : Mettre en scène à l’opéra et travailler à La Comédie-Française, où les comédiens sont formidables. Bref, je voudrais ce que j’ai toujours voulu, mettre en scène et écrire.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Iphigénie de Tiago Rogrigues
Mise en scène d’Anne Théron
Création au Festival d’Avignon
jusqu’au 22 octobre au TNS
Tournée
Le 27 octobre 2022 au Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse)
Le 8 novembre 2022 au Théâtre des Salins – Scène nationale de Martigues
Le 17 novembre 2022 au Moulin du Roc – Scène nationale à Niort
Les 22 et 23 novembre 2022 à la Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne
les 1e et 2 décembre 2022 à L’Empreinte – Scène nationale Brive – Tulle
Du 7 au 21 janvier 2023 aux Célestins, Théâtre de Lyon
les 27 et 28 janvier 2023 au Teatro Nacional São João, Porto (Portugal)
les 8 et 9 février 2023 au Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon
Crédit portrait © Jean-Louis Fernandez
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez