À Alloue, entre Poitiers, Limoges et Angoulême, alors qu’un soleil bienvenu inonde leur domaine, Matthieu Roy et Johanna Silberstein accueillent les spectateurs de la cinquième édition des Rencontres Jeunes Pousses. Entre le logis où vivait Maria Casarès, les dépendances qui accueillent les compagnies invitées et une grange transformée en salle de spectacles, les professionnels se réunissent ce jour-là pour de découvrir les promesses artistiques formulées par quatre jeunes compagnies accueillies plus tôt en résidence à la Maison. Les quatre metteurs en scène mis en avant ce jour-là s’appellent Marion Lévêque, Youn le Guern-Herry, Arnaud Vrech et Mathias Zakhar. En septembre 2021, ils montraient les maquettes de quatre spectacles. Cette première présentation avait permis à certains d’entre eux de trouver des dates de résidence. Un an plus tard, ce sont des spectacles retravaillés et peaufinés jusqu’à une version finale qui occupent les planches de l’ancienne grange.
« La Maison Maria Casarès a toujours été pensée comme un lieu de création, de fabrique, dédié à la jeunesse, » insiste Johanna Silberstein, qui a pris la direction du lieu en 2017 main dans la main avec son compagnon metteur en scène. Depuis le legs par la monumentale comédienne de sa maison à la commune d’Alloue, en remerciement pour l’accueil en France de sa famille de réfugiés espagnols, la transmission fait partie de l’ADN du lieu. Jusqu’à la crise du Covid, la Maison accompagnait les projets jusqu’à l’étape des maquettes, mais l’interruption imposée par la crise du Covid a donné le temps au couple de repenser leur action. « On s’est rendus compte que c’était là que le travail commençait, aussi bien au niveau de la production des spectacles que de l’accompagnement artistique, explique la codirectrice. Accompagner les metteurs en scène jusqu’à la maquette nous laissait un goût d’inachevé. On a transformé le dispositif pour emmener chaque artiste qu’on accompagne jusqu’au bout. »
Horizons des textes
Deux points déterminent la sélection des projets sur lectures de dossiers suivies d’entretiens : le critère d’émergence — les artistes ont été diplômés il y a moins de cinq ans (école nationale, privée ou master universitaire) et le texte, puisque le couple d’artistes axe l’action de la Maison autour des écritures. À l’arrivée, quatre propositions autonomes, et a fortiori très différentes les unes des autres. Vert territoire bleu, une dystopie signée par Gwendoline Soublin et mise en scène pour la première fois par Marion Lévêque, diplômée comme l’autrice de l’ENSATT, travaille un langage du futur tout en symboles, qui rappelle l’Exécuteur 14 d’Adel Hakim. Imaginée à partir de la catastrophe de Fukushima, la pièce met en question les anxiétés survivalistes dans un univers imagé. Loin des écritures contemporaines, Youn Le Guern-Herry, passé par l’ENS de Lyon, redécouvre une pièce oubliée de Tankred Dorst. Dans cette épopée absurde et ténébreuse, le personnage principal, une marionnette mélancolique en recherche d’un humain, croise sur son chemin une galerie de personnages obstinés auxquels ont donné forme avec habileté le metteur en scène et son équipe (Élise Rale, Rose Guillon, Antoine Rigaud).
Puis, deux propositions d’anciens élèves de l’École du Nord : hors les murs, dans un dispositif bifrontal, Matthias Zakhar fait se rencontrer deux inconnus dans une adaptation de la nouvelle de Dostoïevski Les Nuits blanches. Audacieuse, la pièce engage notamment une réflexion intéressante sur l’articulation scène-vidéo, dont la ligne de partage serait la même que celle qui sépare les fantasmes et le réel. On y retrouve Anne Duverneuil et Charlie Fabert, réunis récemment avec le metteur en scène de ce spectacle dans la distribution du Nid de Cendres de Simon Falguières. Enfin, une adaptation libre d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d‘Hervé Guibert par Arnaud Vrech, peut-être la plus enlevée des propositions de la journée, ressuscite l’écrivain et journaliste incarné par Clément Durand aux côtés de Muzil (Johann Weber) et de Marine (Cecilia Steiner), l’actrice borderline et brillante. La mise en scène est élégante, et l’approche de Vrech trouve le bon équilibre entre une l’ironie et la tristesse, sans basculer, d’un côté ou de l’autre, dans la gratuité ou le pathos.
De la place pour expérimenter
Toutes ces premières ou deuxièmes mises en scène sont présentées avec leurs qualités et leurs défauts, et cela, « qu’il y ait des projets bancals et d’autres qui séduisent tout de suite », comme l’explique Johanna Silberstein — Hervé Guibert a par exemple trouvé dès dès l’étape de la maquette une coproduction au Moulin du Roc à Niort, où il se jouera les 24 et 25 mars prochains. Pour les deux professionnels aguerris qui sont à la tête de la maison, la question de l’accompagnement artistique s’est forcément posée. « Les jeunes ont tendance à vouloir tout mettre dans le premier spectacle. Est-ce qu’on contraint ce débordement ou est-ce qu’on accepte que cela fait partie de leur geste ? Il ne faut pas projeter notre rapport à l’art, mais quand le travail est mis en danger, on se doit de alerter. Les quatre de cette année étaient en demande, » jauge la comédienne.
Les financements de l’État ont permis jusqu’à présent à la MMC d’octroyer un total de dix mille euros de bourses à chaque compagnie, ainsi que de rémunérer les artistes pour les représentations de septembre. Le Centre culturel de rencontre charentais espère pouvoir encore compter dessus. Cette édition des Rencontres jeunes pousses a confirmé l’adoption d’un modèle de production plus étalé. « Presque comme la slow food, c’est la slow production, résume Johanna. Nous-mêmes, en tant qu’artistes, on n’a plus envie de produire tous les ans et mettre les spectacles à la poubelle hyper vite. Laisser les jeunes créateurs au bord de la créa, c’est presque le pire. Il y a une question de respect ». Souhaitons que le meilleur de ces jeunes pousses se répande comme du chiendent.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Alloue
Rencontres Jeunes pousses
Du 16 au 19 septembre 2022
Maison Maria Casarès
Domaine de la Vergne
16490 Alloue
Crédit photos ©Joseph Banderet