Philippe Torreton et Vincent Garanger se sont connus sur l’excellent spectacle J’ai pris mon père sur mes épaules, un texte de Fabrice Melquiot mis en scène par Arnaud Meunier. Melquiot a puisé dans cette amitié alors naissante, et avec leur complicité, ce texte qui leur va comme un gant. Au point que parfois, il semble sorti directement de leur bouche. D’ailleurs, les personnages se prénomment Philippe et Vincent : comme ça, pas d’erreur possible !
Commediante ! Tragediante !
Dans la commedia dell’arte, lazzi, ainsi que le définit le Dictionnaire de la langue du théâtre d’Agnès Perron (Éditions Le Robert), désigne « des mouvements, des jeux de scène, des bouffonneries destinées à égayer une scène, voire à ranimer un jeu lancinant ». Au singulier, le lazzo signifie « lien ». Depuis, par extension, ce mot a pris le sens de moqueries, de quolibets. Jamais un titre ne fut aussi justement choisi. Car c’est de tout cela dont il est question dans ce spectacle : le jeu de l’acteur, les liens d’amitié, l’autodérision et la plaisanterie.
La fin d’un monde
Le décor plante tout de suite une idée de fin du monde, mais de celles que l’on trouve dans certains films d’anticipation. Un cinéma en plein air abandonné au vent et au désert, des sièges à moitié carbonisés et une météorite qui descend au fur et à mesure. Ce magnifique ouvrage est l’œuvre de Raymond Sarti. Il se marie à merveille avec le cadre des Bouffes du Nord. Lorsqu’on entre dans la salle, les deux comédiens sont déjà en scène, assis tels des vieux phoques échoués sur la banquise, regardant, impuissants, la désolation autour d’eux, à laquelle on appartient. Car sans le théâtre, point de spectateurs, et sans le public, point de spectacles.
Cinéma paradiso
Nos deux anti-héros viennent de vivre La dernière séance de leur vidéo-club. À l’ère du numérique, ils ont tenu bon, jusqu’à devenir la dernière boutique du genre sur toute la planète. Il n’y a plus personne pour venir louer un bon DVD, discuter de la qualité de tel ou tel chef-d’œuvre, de tel ou tel nanar. Face à la concurrence des plateformes et autres, ils ont baissé les armes. L’un est veuf, l’autre divorcé, les enfants sont absents ou débordés ; ils n’ont plus d’attache. Alors ils tentent de se construire une nouvelle vie dans une maison hantée par le fantôme d’Orson Welles, dans une campagne paumée, avec pour seuls voisins des moutons, et pour seule occupation le jardinage. Et pendant tout ce temps, comme le dit l’auteur dans sa note d’intention, « entre lancinement tragique et salves comiques », ils vont « évoquer un monde en liquidation, en attente d’un futur sensé ».
La fin d’un monde
À coup de références cinématographiques, dans des dialogues qui fleurent bon Audiard ou Dubillard, également proches d’un certain esprit Nouvelle Vague, Melquiot nous offre un texte remarquable. Quand Philippe sort dès le début à Vincent « je vais te libérer mon potentiel comique dans la gueule », on comprend tout de suite que l’on ne va pas s’ennuyer ! Et quand Vincent lui répond « j’ai hâte », on le pense tout autant — et on n’est pas déçu. Même si la fin, aux accents surréalistes, peut surprendre, l’ensemble est inénarrable. On rit beaucoup aux échanges de ces deux lascars qui oscillent joyeusement entre le pathétique et le grotesque. On est parfois émus au détour d’un silence, d’une pensée. Car le rire prend bien des sens que lorsqu’il souligne le tragique d’une situation. Et le monde que l’on s’est dessiné depuis des siècles s’y prête bien. Nous sommes dans ce qu’ils appellent le plan Hamelin, c’est-à-dire que nous retrouvons dans leurs propos des versions de nous-mêmes.
Duo de choc
Philippe est une sorte de Don Quichotte, et Vincent un Sancho Panza, mais ils font songer également à Laurel et Hardy, à Poiret et Serrault, au clown blanc et à l’Auguste, à tous ces duos magnifiques qui s’appuient sur les contrastes, les oppositions et surtout une grande entente. Torreton retrouve tout le panache et même les mimiques de son Arlequin, de son Scapin de l’époque du Français. On était fans depuis longtemps et notre admiration a été confortée par la grande qualité de sa prestation. Quant à Garanger, dont l’on connaissait moins bien le travail, il nous a épatés par sa palette de jeu et ses ruptures infernales. Mis en scène adroitement par Melquiot, on a le sentiment que les comédiens sont en totale liberté, jouant de leurs propres travers comme de ceux des autres. On a adoré cette « histoire d’avant, après. Mais avant quoi ? Après quoi ? » Qui touche du doigt notre présent déglingué.
Marie-Céline Nivière
Lazzi, texte et mise en scène de Fabrice Melquiot
Festival OFF Avignon
La Scala Provence
3, rue Pourquery de Boisserin
84000 Avignon.
Du 29 juin au 21 juillet 2024 à 16h, relâche les 1, 8, 15 juillet.
Durée 1h30.
Théâtre des Bouffes du Nord
37 bis boulevard de la Chapelle
75010 Paris.
Du 6 au 24 septembre 2022.
Tournées
29 et 30 septembre 2022 au Château Rouge, Scène conventionnée d’Annemasse.
4 et 5 octobre 2022 à l’Anthea, Antibes.
8 octobre 2022 à L’éclat, Pont-Audemer.
12 octobre 2022 à la Maison de la culture de Nevers agglomération.
15 octobre 2022 à Les Quinconces, Scène nationale du Mans.
25 novembre 2022 au Théâtres en Dracénie, Draguignan.
10 décembre 2022 au Théâtre Municipal Ducourneau, Agen.
13 et 14 décembre 2022 au Théâtre Saint-Louis, Pau.
5 et 6 janvier 2023 à la Scène nationale de Narbonne.
9 janvier 2023 au Parvis, Scène nationale Tarbes-Pyrénées.
12 janvier 2023 à L’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège.
27 janvier 2022 au Théâtre Gerard Philipe, Bonneuil-Sur-Marne.
31 janvier 2023 à MA, Scène Nationale de Montbéliard.
Avec Vincent Garanger, Philippe Torreton.
Scénographie de Raymond Sarti.
Musiques d’Emily Loizeau.
Son de Sophie Berger
Lumières d’Anne Vaglio
Costumes de Sabine Siegwalt
Conseil chorégraphique d’Ambra Senatore.
Assistanat à la mise en scène Mariama Sylla.
Odorama d’Aglaé Nicolas.
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage.