Loin de la Comédie de Béthune, dont elle a quitté la direction en juin 2021, après sept ans riches de rencontres et de créations, la metteuse en scène a mis à profit un temps de réflexion pour affiner son regard sur les institutions théâtrales, sur son métier et sur ses aspirations. Son projet ayant défendu l’éducation artistique sur le territoire, elle met la formation des jeunes au coeur de ses désirs.
Après avoir dirigé la Comédie de Béthune, vous avez souhaité pendant un an, aller vers d’autres aspirations, quelles sont-elles ?
Cécile Backès : J’ai éprouvé la nécessité de faire « un pas de côté » et de réorganiser mes activités. En privilégiant la transmission de l’art du théâtre. Dans cette perspective, j’ai passé les diplômes d’enseignement, DE (Diplôme d’État) et CA (Certificat d’Aptitude), ce qui m’a permis de revisiter une longue expérience artistique et pédagogique. Une expérience riche et très diversifiée, fondée sur l’enseignement du texte mais aussi sur une approche pluridisciplinaire. Dans ma pratique pédagogique, le théâtre dialogue depuis longtemps avec une approche du corps, de la danse et avec les arts visuels.
Comme metteure en scène, j’ai des projets de théâtre et de radio avec France Culture. Je suis très attentive au contexte actuel, entre les effets de la pandémie et la nécessité de la transition environnementale. Ce contexte porte de nouveaux enjeux qui vont demander au secteur d’imaginer une nouvelle donne en matière de création, production et diffusion. Je souhaite y contribuer en me concentrant sur l’enseignement et l’insertion des jeunes artistes. C’est en ce sens que j’ai mené pour l’ACDN (Association des Centres Dramatiques nationaux) une mission sur l’insertion — des jeunes artistes de théâtre — qui m’a permis d’établir un état des lieux de l’offre de formation publique, aujourd’hui. De prendre conscience des réalités sociales de l’émergence. Et de formuler plusieurs propositions, en dialogue avec le réseau des CDN.
Depuis plusieurs années, la question de la formation des jeunes artistes, est au cœur de vos préoccupations. Vous souhaiteriez en faire l’un de vos champs de prédilection. Pourquoi ?
Cécile Backès : Le dialogue entre les générations me passionne, d’autant qu’il rejoint une préoccupation à l’œuvre dans d’autres secteurs culturels. Que transmettre ? Quels outils, méthodes et savoirs-faire font partie intégrante de l’histoire du théâtre et de l’histoire des arts, en général ? J’ai été formée par Antoine Vitez, dont l’enseignement, à la fois rigoureux et très ouvert, a guidé de nombreux.euses comédiennes et comédiens dans l’apprentissage de la liberté au plateau. Ce que j’ai appris de lui, je m’efforce de le redonner. Et ce que j’apprends encore aujourd’hui, c’est en dialoguant avec de jeunes artistes, engagé.e.s dans le désir de créer les formes de théâtre de leur génération. Ils et elles font du théâtre différemment, c’est sûr, et c’est nécessaire. Mais un vrai dialogue entre les générations s’opère dans le cercle de transmission. Je m’inscris donc dans une philosophie bienveillante et constructive de l’enseignement : faire confiance après avoir établi les bases de la relation pédagogique par un engagement mutuel. Confier des responsabilités aux jeunes artistes, tout en les accompagnant, fait partie du processus d’enseignement.
Qu’est ce qui vous intéresse tout particulièrement dans ce domaine ?
Cécile Backès : Quand on parle d’enseignement, on parle de la relation le.la comédien.ne qui joue et la personne qui le.la regarde au cœur d’un groupe. D’un dialogue ouvert, fait de mots mais aussi de regards ou de silences — ce sont les prémisses d’une « écologie de l’attention » — , dans un aller-retour constant. Depuis quelques années, cette relation a beaucoup changé — on ne parle plus du « maître », de celui qui sait et délivre son savoir dans une attitude frontale. C’est pour cette raison que je préfère parler de la personne qui regarde et accompagne le.la jeune artiste dans la découverte de ses possibilités créatrices. Connaître son imaginaire, apprendre à le découvrir, à le partager avec celui des autres, c’est un long chemin. Dans ce sens, il est nécessaire que les expériences soient multipliées dans les Écoles supérieures. Une diversité d’enseignant.e.s, artistes eux-mêmes et/ou chercheur.euse.s, guident les jeunes artistes dans la construction de leur personnalité artistique. C’est un apprentissage artistique, humain et social. L’École, c’est le lieu où naître sous le regard des autres.
L’approche pluridisciplinaire m’intéresse à l’endroit où elle réunit des enjeux esthétiques contemporains. Les processus collectifs de création, le théâtre documentaire, les approches qui mêlent recherche et création donnent lieu à des processus et à des spectacles innovants. Les techniques de l’improvisation, par exemple, sont encore à développer dans certaines Écoles, y compris dans le processus de représentation.
Enseigner, tou.te.s ceux.celles qui le font vous le diront, c’est un chemin sur le temps long. Les jeunes qu’on forme, on les suit pendant et après la formation. Car trouver sa place dans ce secteur n’est pas toujours une évidence, pas plus qu’impulser la dynamique personnelle qui vous permettra de constituer vos premiers réseaux. A l’heure où les conditions d’activité risquent de se durcir, l’insertion me paraît constituer une priorité pour les établissements d’enseignement. Il s’agirait que les Écoles supérieures, incluant leurs dispositifs d’insertion, embrassent dans le même mouvement la formation et l’insertion professionnelle en déployant des coopérations nouvelles. Au-delà de l’échelle d’une production de spectacle, des passerelles structurantes pourraient être créées avec des professionnels du secteur, théâtres ou audiovisuel. Par exemple, on commence à voir apparaître des dispositifs de « jeunes troupes » proposant des contrats sur plusieurs années dans des institutions importantes comme des Théâtres nationaux — l’Académie de la Comédie-Française ou le Théâtre de la Colline — ou des Centres dramatiques — il y en a une dizaine, à ce jour. Ce sont des initiatives formidables qu’il s’agit de développer.
Formation et insertion vont de pair : il faut du temps pour déployer les enjeux pratiques d’une telle idée, car nous avons tendance à dissocier les missions de formation initiale et celles d’accompagnement vers l’emploi. Mais l’insertion doit devenir une priorité, pensée comme un suivi sur une durée longue.
Pour vous être artiste, qu’est-ce que cela signifie ?
Cécile Backès : Un regard, une écoute, une attitude, une position. Artiste, on choisit de regarder le monde à distance pour le décrire, le jouer, le peindre ou le raconter. Parfois même, on ne le choisit pas, cela s’impose à vous. Y a-t-il, à l’origine, un sentiment intérieur qu’on ne parvient pas à exprimer avec ses propres mots ? Quelque chose d’indicible autour duquel il s’agit de tourner toute sa vie, sans jamais en trouver l’énonciation exacte ? Probablement. Cela induit, je pense, l’impression d’être différent.e, d’être à côté — j’ai éprouvé cela, souvent, même si j’ai appris à construire mon « animal social ». On observe le monde qui nous entoure pour pouvoir le transformer, pour en faire œuvre à la lumière de ce sentiment intérieur — ou à l’ombre, c’est selon.
Opérer cette transformation, je ne sais pas si cela s’apprend — il y a de très nombreux exemples d’artistes qui ont forgé leur démarche ailleurs que dans une école. Mais ce qui est sûr, c’est qu’un cursus de formation supérieur apporte des outils et des possibilités d’entrée dans le monde du travail.
En quoi une bonne formation est nécessaire ?
Cécile Backès : En France, nous disposons d’une offre exceptionnelle de formation publique : de premières approches peuvent se faire dans le réseau des Conservatoires et ensuite, si l’on souhaite s’engager vers une voie professionnelle, dans une École supérieure d’art dramatique délivrant le DNSPC (Diplôme National Supérieur Professionnel de Comédien). Rien n’est obligatoire ! Cependant, le constat est clair : une formation supérieure dispense des outils précieux de formation et permet plus facilement de constituer ses premiers réseaux.
« Une bonne formation », selon moi, repose sur une diversité d’enseignant.e.s et l’approche d’une pluralité de démarches artistiques. Car cette vision de l’enseignement demande à terme d’opérer ses propres choix, d’exercer son libre arbitre et sa responsabilité individuelle. À cette diversité, j’ajoute les apprentissages techniques, indispensables pour délier le corps et l’esprit. Et si la formation se déroule tout près d’un théâtre en activité, voire même dedans — comme au TNS ou à La Comédie de Saint-Etienne, par exemple — c’est encore mieux !
Si la situation a beaucoup évolué ces dernières années, il faut rester attentif.ve à la sélection sociale qui s’opère. Les mécanismes qui la favorisent sont aujourd’hui identifiés. Il s’agit de les compenser par une politique engagée dans la diversité culturelle et sociale. Je suis très attentive à cette question, c’est pourquoi j’ai créé un programme « égalité des chances » à la Comédie de Béthune. L’enjeu est le même, partout en France : que les scènes de théâtre, les écrans de cinéma, les télévisions et les radios représentent toute la diversité de la société française. Là-dessus, le processus d’ouverture est enclenché dans les différents réseaux, Conservatoires et Écoles supérieures, y compris pour les jeunes artistes en situation de handicap, mais il y a encore du chemin à faire. Notamment sur la question du suivi des élèves issu.e.s de la diversité avec là, encore, une démarche d’accompagnement dans la durée.
Quelles sont pour vous les endroits où ils seraient importants d’agir pour mieux préparer artistes en herbe à la réalité du monde du travail ?
Cécile Backès : Dans tous les établissements d’enseignement, amateurs ou professionnalisants, il faut appréhender les enjeux de société contemporains — c’est déjà le cas dans la plupart d’entre eux. Mais j’ai envie de souligner le rôle des Écoles supérieures qui sont des lieux-clé, à la fois espaces d’enseignement artistique d’excellence et lieux d’ouverture privilégiés sur les questionnements qui traversent cette génération de jeunes artistes de théâtre. Une génération se manifeste pour construire sa vision du monde : il faut en tenir compte et prendre acte des évolutions qu’elle promeut. La transition écologique et l’engagement sur les territoires les concernent fortement, c’est intéressant que les politiques publiques d’enseignement supérieur s’en emparent ! Sur un tout autre plan, l’art du théâtre et sa transmission doivent pouvoir dialoguer avec les enjeux nouveaux de diversité culturelle et d’identités de genre —ou de non-genre. Les établissements d’enseignement ont désormais pour mission de prévenir et prendre en compte certaines situations quand elles deviennent discriminantes. Tout le monde est concerné, les artistes, les établissements et les politiques publiques qui les accompagnent.
D’autre part, le nombre très important de candidats aux concours d’entrée traduit un désir sincère de cette génération de mener une vie d’artiste. Encore faudrait-il que ce choix s’opère en connaissance de cause… pour les décennies qui vont composer, cette vie ! Le rôle des établissements d’enseignement est d’anticiper, par exemple en multipliant les actions d’information en amont des concours d’entrée. Et je crois que ce sujet concerne aussi l’éducation artistique et culturelle, plus largement. Faire naître très tôt le désir d’art, le nourrir et l’entretenir, pourrait être une bonne manière de mieux informer sur ce que signifie en faire son métier. C’est une question d’orientation professionnelle et donc, en amont, d’éducation.
Pour moi, les années dans une École supérieure doivent permettre de déployer des possibles. On y entre, mais on ne sait pas ce qu’on va y découvrir. Chacun.e va développer sa personnalité artistique, rassembler ses outils, les découvrir, les exercer, les affûter. Chacun.e doit préparer les étapes de son parcours en ayant conscience des réalités contemporaines de son secteur. Cela suppose de connaître le paysage du spectacle vivant et de l’audiovisuel. Monter une compagnie, préparer une audition, faire des essais caméra, il faut y être prêt.e. Techniquement, mais pas seulement. Il s’agit de connaître le contexte.
Je suis très intéressée par les premières étapes de structuration universitaire qui, à terme, peuvent former des artistes-chercheur.euse.s. Théoriquement, cela tombe sous le sens : vous êtes un.e artiste de théâtre, vous avez le goût de chercher. Mais découvrir qu’on peut mener un parcours de formation universitaire en développant un projet personnel entre recherche et création, en associant — enfin ! — enjeux théoriques et enjeux pratiques et en pouvant enseigner le fruit de son travail, c’est une perspective enthousiasmante pour certains étudiant.e.s, j’imagine. Ces premières étapes, ce serait formidable de les développer. J’ai le sentiment que beaucoup de travail reste à faire, dans les rencontres entre les champs artistiques et scientifiques, et que des projets innovants sont à inventer. Car les artistes, notamment ceux et celles du spectacle vivant, sont des explorateur.trice.s, des voyageur.euse.s. et des ambassadeur.drice.s de la culture. Leurs relations avec leurs pair.e.s, en Europe et dans le monde, sont importantes à maintenir et développer. Pour découvrir d’autres pratiques, expérimenter des coopérations et des associations possibles — c’est parfois décisif dans la construction d’un parcours. Pour décentrer son regard avec, pour horizon collectif, la construction d’une conscience européenne sur ce qu’est un lieu d’enseignement ou un espace de création.
Y a-t-il pour vous de vrais chantiers à mettre en place pour améliorer cette formation ?
Cécile Backès : Oui ! D’abord sur la transition écologique, qui est un des enjeux cardinaux de notre présent. A la fois pour répondre aux interrogations des jeunes artistes et parce que les années de formation sont le moment idéal pour s’y préparer, proposer et innover. Au sein des Écoles supérieures, des initiatives pourraient naître depuis le champ artistique. Je crois que les auteurs, avec lesquels je travaille depuis longtemps, pourraient jouer un rôle déterminant. Quels récits vont s’inventer pour nous préparer et nous former, artistes, acteurs culturels et publics ? Comment des artistes de théâtre peuvent-ils définir un nouvel équilibre entre temps de création, temps de représentation et temps de ressources ? Comment penser la jachère ?
J’ai parlé de l’insertion mais je souhaiterais dire quelques mots de la formation professionnelle et de ses ressources. Car se former, c’est continuer de s’insérer. Le rôle des Écoles supérieures est peut-être, aussi, d’accompagner les artistes à déployer différentes étapes tout au long de leur parcours à venir. Pour l’artiste, cela suppose de créer un lien de long terme avec l’École et de pouvoir y revenir, soit pour enseigner, soit pour se former. Parce que les champs du théâtre et du spectacle vivant évoluent sans cesse, il importe de renouveler ses pratiques et d’en découvrir d’autres, par exemple en côtoyant des artistes internationaux. Un parcours d’artiste peut se renouveler, s’évaluer, s’approfondir ou… prendre une direction nouvelle. Il faut dissocier l’activité professionnelle de l’être-artiste, ce sont deux choses différentes. Peut-être n’est-on pas comédien ou danseur tout au long de sa vie ? En revanche, artiste, on le demeure. C’est comme un port d’attache à partir duquel on peut naviguer vers d’autres villes, d’autres pays, d’autres continents.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Crédit Portrait © Stephan Faerber
Crédit photos © Cécile Backès