En ouverture du Festival d’Aix-en-Provence, Roméo Castellucci met la mort en scène dans l’extraordinaire Résurrection de Gustav Mahler, dirigée par Esa-Pekka Salonen avec l’Orchestre et le chœur de Paris.
Souvent, l’œuvre de Romeo Castellucci se heurte à la réalité. En 2015, juste après les attentats du Bataclan, était présentée la pièce Le Métope du Parthénon à la MC93 de Bobigny, où morts et secours étaient représentés sur scène. Pour remonter plus loin encore, le corps squelettique d’un des personnages de Genesi en 2000 ne pouvait qu’évoquer ceux, morts ou survivants, des camps de concentration. Aujourd’hui, où la guerre est en Ukraine, Castellucci qui a conçu son projet Résurrection, il y a deux ans, propose un terrain vague et boueux sur lequel un beau cheval s’est égaré. Sous cette terre, la mort, un charnier, des corps. Des équipes de secours, de police, toute cette armada que les séries nous ont habitués à voir au quotidien, viennent remettre au jour les morts, les aligner, les habiller de housse et les porter dans des camions. Remettre au jour : littéralement sortir de terre et exposer à nouveau à la lumière. Voilà la réalité. Voilà le théâtre !
Castellucci a l’habitude d’être critiqué. Comment en serait-il autrement, lui qui ne fait qu’entrechoquer des mondes pour en dire ou montrer l’innommable ? Mais pour lui, « le théâtre a à voir avec le mal, tout comme la tragédie grecque est toujours en lien avec le mal le plus absolu. Je pense qu’il faut expérimenter le mal pour trouver la joie. ».
Le spleen de Mahler
Cette Résurrection visuelle prend forme et force grâce à la musique de Mahler, ce compositeur qui n’a eu de cesse pour chaque symphonie, voire pour chaque œuvre, de donner au monde une vision. « Pour lui, chaque fois, c’est un monde en soi », explique Raphaëlle Blin, la dramaturge du festival d’Aix-en-Provence. La composition de Résurrection, la symphonie numéro 2, a été très longue et difficile à créer pour l’artiste autrichien. Ses cinq mouvements sont traversés par l’idée de la mort mais aussi par une question existentielle, philosophique, voire politique -que faire contre la vanité et la vide de la vie ? – . Cette idée s’imposait à lui en cette fin de 19ème siècle, puisqu’il a composé Résurrection entre 1888 et 1895. Les artistes remettaient en cause ce qu’ils avaient connu. La Sécession commençait. Egon Schiele ou Klimt vivaient à Vienne comme Mahler. Musicalement, le Wagnérisme et le post-romantisme étaient peu à peu rejetés et la société découvrait l’inconscient et les arcanes freudiens. « Le décor branlant de cette époque, le doute religieux qui la traverse, ajoute la dramaturge, ont servi d’arrière-plan au formidable élan métaphysique du Finale. Grâce au thème de la résurrection, Mahler a réussi à dépasser la crise de la douleur du premier mouvement, de la discordance du deuxième et du cri d’angoisse du troisième… »
Une partition pénétrante
La musique de Mahler est d’une telle intensité, l’Orchestre de Paris est à demi dissimulé par les gradins du fameux Stadium de Vitrolles, on ne voit pas le chef Esa-Pekka Salonen… ce qu’on entend, c’est la mort et la vie qui renaît. Ce à quoi l’on assiste ce sont les morts qui pourront être identifiés, honorés, respectés, enterrés. « Ce que l’on voit sur scène, dit Romeo Castellucci, est une action qui porte à ses extrêmes conséquences le geste humain de creuser et d’exhumer. C’est une véritable opération, un travail qui brûle toute idée de représentation. Ce qui se produit finit par rappeler des œuvres de l’histoire de l’art occidental consacrées au thème de la Résurrection, celles de Fra Angelico, Hans Memling ou Luca Signorelli : des corps qui émergent de terre et des squelettes qui sortent des tombeaux… »
Faux semblant
Est-ce un spectacle ce que nous montre Castellucci ? Oui car quelque chose se joue. Au début, c’est l’image magnifique d’un cheval blanc qui déboule, libre, seul, dans ce terrain de boue. Une jeune femme vient le chercher et découvre le charnier : elle mime l’horreur, sort son téléphone, tient son cheval, appelle la police… La maladresse de cette mise en scène interroge, elle ne ressemble en rien à ce que fait le metteur en scène italien. Pourtant, il ne l’évite pas. Est-ce pour mettre un cadre, délimiter l’action, comme l’avait fait tout aussi maladroitement Pedro Almodovar avec les recherches sur les morts dans son dernier film Madres paralelas, ou souligne-t-il la mince fracture entre fiction et réalité, le peu qu’il faut pour basculer d’une banalité à l’horreur ? La fiction rend-elle hommage à l’histoire ? N’est-ce pas ce que l’œuvre de Castellucci nous dit depuis ses débuts, après avoir reçu « l’enseignement » de Carmelo Bene jusqu’à ses œuvres dites blasphématrices comme Sul concetto di volto nel figlio di Dio (2011) où il n’a jamais craint de « choquer » ?
Œuvre totale
Mais cette Résurrection joue juste. Car tout, dans cette entreprise telle que l’a souhaitée le directeur du Festival Pierre Audi, est à sa place. Le lieu, le Stadium, objet architectural extraordinaire de Rudy Ricciotti, objet politique entre le Front national et la Gauche, fermé à peine quelques années après son ouverture, à cause d’une bombe posée par un groupe d’extrême gauche contre la politique de la mairie FN. Ce stadium, bloc de béton aux lignes droites et aux triangles rouges (qui clignent de l’œil), référence aux œuvres de Malevitch, est ressuscité. Ce truc au milieu des bauxites rouges, où arrivent des dizaines de cars transportant les amoureux chics du festival lyrique, a retrouvé sa place dans un paysage au milieu de nulle part. La musique, pièce maitresse du répertoire, de notre « répertoire humain », est portée, déployée, exaltée par ce chef génial qu’est Salonen avec l’Orchestre de Paris, le Chœur et les deux voix qui s’élèvent divines, l’alto Marianne Crebassa et la soprano Golda Schultz. Salonen aime dire que : « cette musique est faite pour un chef d’orchestre et que Mahler était lui-même un très grand chef. Quiconque entend cette musique ne peut qu’être ému ».
La crue réalité du monde
Enfin, ce que met en place Castellucci, c’est cette installation du temps qui remonte à la surface. Il montre l’épreuve et il est d’ailleurs éprouvant de voir les corps sortis de la boue puis déposés, de savoir que c’est une représentation du réel et que le théâtre, qui est là « pour dire le mal », ne fait que son travail.
Brigitte Hernandez – Envoyé spéciale à Vitrolles
Résurrection de Gustav Mahler
Festival d’Aix-en-Provence
Stradium de Vitrolles
Jusqu’au 13 juillet 2022
Durée 12h20
Direction musicale d’Esa-Pekka Salonen assistée de Aliisa Neige Barrière
Mise en scène, décors, costumes, lumière de Romeo Castellucci
Dramaturgie de Piersandra Di Matteo
Collaborateur à la mise en scène – Filippo Ferraresi
Collaborateur artistique aux décors – Alessio Valmori
Collaborateur artistique à la lumière – Marco Giusti
Avec Golda Schultz et Marianne Crebassa, Maïlys Castets, Simone Gatti, Michelle Salvatore, Raphaël Sawadogo-Mas et des figurants.
Chœur de l’Orchestre de Paris, Jeune Chœur de Paris
Chef de chœur – Marc Korovitch
Orchestre de Paris
Construction des sculptures de scène
Giovanna Amoroso et Istvan Zimmermann
Crédit photos © Monika Rittershaus