Au Festival lyrique d’Aix-en-Provence, un Rossini en français, une mise en scène politique, des chanteuses superbes…
Dans la cour de l’Archevêché, le grand plateau offre l’image saisissante de la « cohabitation » d’un camp de migrants et d’un bureau high tech, celui du « board » de Pharaon. Les uns sont en tee-shirt miteux, doudoune, baskets sous des tentes de fortune, les autres portent costumes bleu strict, cravate, tailleurs et stilettos. Un fauteuil, celui du Pharaon, jouxte une cantine du camp, telle est la frontière. Ezechiel, frère de Moïse, en méchant costume bon marché est venu discuter des conditions de sortie des Hébreux/Migrants avec Pharaon. Et ça discute sec… et ça marche. Ou presque, puisque durant trois heures trente se succèderont coups de théâtre et d’opéra entre libération, reprise des hostilités, et ainsi de suite.
Une dimension politique
Tobias Kratzer, réputé pour ses Wagner et son très remarqué Faust à l’Opéra de Paris, connaît son Rossini : il a déjà monté quatre de ses opéras, et a voulu mettre en avant ici la dimension politique que le compositeur italien aurait dessinée. Voici la vision du metteur en scène allemand : « je ne pense pas qu’il s’agisse d’une pièce sur les Hébreux et les autres religions, mais plutôt d’une pièce sur les fugitifs et la société qui doit s’occuper d’eux. Cette société doit faire face à ses contradictions en réagissant à une grave crise humanitaire. Ce qui rend l’œuvre très contemporaine. »
De belles variations
Le premier acte convainc très moyennement, ceci non à cause du dispositif scénique et scénographique, plutôt réussi, mais du fait que les chanteurs ont bien du mal à jouer, tout simplement — soit parce qu’ils doivent déployer des longues (et belles) variations, soit attendre que leurs partenaires finissent et qu’ils ne savent pas quoi faire d’eux-mêmes, tournant ici, là… Pas tous heureusement. Par exemple, i la formidable soprano Jeanine de Bique qui interprète Anai, la nièce de Moïse amoureuse (inévitablement) du fils de Pharaon, est une actrice née, naturelle, à l’aise dans son chant comme dans sa relation aux autres ; Vasilisa Berzhanskaya, qui joue Sinaïde, la femme de Pharaon, Géraldine Chauvet, la très inspirée Marie, sœur de Moïse, trouvent naturellement leur place, et lorsqu’elles chantent ou marchent ou écoutent, tout est fluide. Que dire des autres ? Rien. Sauf, sauf… le ténor turc Mert Süngü convaincant dans le rôle d’Eliezer, le négociateur, frère de Moïse et … enfin, et surtout Moïse, plus grand que nature -ainsi l’a désiré Tobias Kratzer. Le très fameux Michele Pertusi campe un Moïse, très proche de celui de Charlton Heston, quoique plus âgé. Ce patriarche à la tunique et aux sandales idéales pour traverser les épreuves et la mer Rouge, symbolise la loi, le guide, celui qui rassure et interprète la parole divine, qui tonne comme son Dieu, celui que Dieu a choisi pour être sa voix. Son corps même servira de support pour qu’y soient inscrites les tables de la Loi. Bravo, le costume est à sa taille et cette grande « basse », star du « bel canto » n’hésite pas à la jouer « hollywood » avec brio.
Un acte politique ?
Après un premier acte chaotique, le deuxième et le troisième s’enchaînent plutôt bien, entre les trahisons de Pharaon (Adrian Sâmpetrean), les colères de Moïse, les cris de désespoir d’Amenophis (le si attendu Pene Pati depuis qu’on le dit être le remplaçant de Pavarotti, mais qui a bien du mal à séduire), les crises partout… le quatrième acte, le meilleur et le plus court clôt en grand format ce (très long) opéra. Tobias Kratzer y met les moyens : une fois le passage de la mer Rouge ouvert, ces fugitifs en gilet orange débarquent dans la salle et chantent à côté des spectateurs. Face à eux, l’écran géant où l’on voit dans un film très réussi Pharaon et ses costume-cravate chercher désespérément à ne pas être engloutis par la mer (le public peut enfin rire !), stiletto et beaux costumes viendront pourtant flotter à la surface… Alors politique, ce point de vue ? Comme tout point de vue, après tout. Le ballet -figure de style voulue par Rossini lui-même dans cet opéra- est à ce titre intéressant. Kratzer en a chargé le chorégraphe Jeroen Verbruggen. En résulte exactement ce qu’a été la danse à l’intérieur du système du théâtre et de l’opéra, soit une petite chose considérée comme un léger divertissement, qui permet de se rincer l’œil sur des jolis corps.
Une fin crescendo
Cet opéra en français est défendu brillamment par l’orchestre et le chœur de l’opéra de Lyon. La direction assurée de Michele Mariotti et celle du chef de chœur Richard Wilberforce donnent une cohérence que le « théâtre » sur le plateau avait du mal à trouver. Quant aux écrans sur scène, ils ont fini par s’éteindre tandis que les spectateurs restés jusqu’à une heure trente rallumaient les leurs et applaudissaient les artistes, la tête enfin sortie de l’eau.
Brigitte Hernandez – Envoyée spéciale à Avignon
Moïse et pharaon de Gioacchino Rossini
Festival d’Aix-en-Provence
cour de l’archevêché
26 Rue Gaston de Saporta
13100 Aix-en-Provence
jusqu’au 20 juillet 2022
Direction musicale de Michele Mariotti asssité de Alessandro Bombonati
Mise en scène de Tobias Kratzer assisté de Stefan Czura et Ludivine Petit
Décors et costumes de Rainer Sellmaier
Lumière de Bernd Purkrabek
Chorégraphie de Jeroen Verbruggen
Vidéo de Manuel Braun
Chef de chant de Giulio Zappa
Chef de chant & Répétiteur de langue de Mathieu Pordoy
avec Michele Pertusi, Adrian Sâmpetrean, Jeanine De Bique, Pene Pati, Vasilisa Berzhanskaya, Mert Süngü, Géraldine Chauvet, Edwin Crossley-Mercer, Alessandro Luciano, Laurène Andrieu
Avec les danseurs : Martin Angiuli, Guido Badalamenti, David Cahier, Clémentine Herveux, Lou Thabart, Emiel Vandenberghe, Chiara Viscido
vec les figurants : Paule Aglietti, Justine Assaf, Loïc Basille, Laetitia Beauvais, Alex Boulin, Maëlle Charpin, Sara Chiostergi, Laura Colin, Gilbert Cordier, Robin Denoyer, Tibo Drouet, Azani Ebengou, Pascal Gabit, Bastien Girard-Lucchini, Anna Kucheva, Perrine Livache, Ali Nadali, Sébastien Raymond, Maxime Robert, Camille Roesch, Capucine Roget, Léo Rosset, Ema Todorovic, Bernard Traversa, Nathalie Vallée, Franck Ziatni
Chef de chœur de Richard Wilberforce
Orchestre de l’Opéra de Lyon
Crédit photos © Monika Rittershaus