Shakespeare se joue et se gagne. Il peut se prêter à toutes les interprétations mais ne se donne pas à chaque fois. Thomas Ostermeier, qui s’est cru plus fin que ce maître, en a eu pour ses frais à la Comédie-Française en 2020, avec sa Nuit des rois, par exemple. Espérons que Le Roi Lear lui réussisse davantage (réponse dès le 23 septembre, salle Richelieu).
Blanc comme un deuil royal
Dans la version de Richard II proposée par Christophe Rauck, le poète anglais s’installe comme chez lui dans la pompe noire du décor, d’austères bancs figurant un parlement. Pas de fioriture, l’âme, la haine, la peur, la chair et le sang, cela suffit. Un rideau presque opaque brouille les personnages, roides et sûrs d’eux, pourtant prisonniers d’un halo de lumière. Face au public, ils annoncent la couleur : noir sang, même si la couleur des costumes de tweed, celle d’un uniforme ou des manteaux volants à tout va des mignons du roi flirtent avec la noirceur. Le seul qui assume la couleur du deuil éclatant est Richard lui-même, portant le blanc en étendard de bout en bout comme un dandy, allant au combat contre les autres comme s’ils étaient d‘autres lui. Son costume brille de mille panaches. Un linceul déjà.
Les prémices du grand œuvre shakespearien
Richard II est la pièce annonciatrice de tous les chefs d’œuvre shakespeariens. Ce roi faible et morgueux, sûr de son pouvoir « légitime », dépensera tout pour ne rien gagner. Il perdra sa couronne, son royaume, sa reine, ses amis, sa vie. Cette descente aux enfers, Christophe Rauck la met en scène en insistant sur la verticalité des hommes de pouvoir, droits comme la justice qu’ils croient représenter, les pieds bien plantés dans le sol d’une terre-île impérativement leur. Leur droit, leur terre, leur couronne.
Micha Lescot en état de grâce
L’horizontalité, le directeur de Nanterre-Amandiers la réserve au roi et à ses douleurs. Richard se traîne devant son ennemi Bolingbroke, le futur Henri IV, pour se repentir de ses très grandes fautes, puis en un éclair se redresse et nie tout ce qu’il vient de dire, l’effaçant d’un grand mouvement de son corps liane. Quels crimes ? Quels châtiments ? Ces renversements moraux et physiques, Micha Lescot en fait son miel. Diablement royal, il déstabilise sa cour comme le public par ses volte-face et son metteur en scène lui offre même le loisir de quelques facéties — jeux de mots, moonwalking (grande spécialité du comédien dont il n’abuse pas heureusement)… Il règne, il règne et n’a peur de rien, arpentant et dévalant la lande shakespearienne comme un cheval fou, jouant des longues tirades si sublimes sur le pouvoir et la gloire, la vérité et la fausseté de l’âme… Et son acceptation de la fin, presque zen dans sa renonciation, que « plus rien n’est et qu’il en est soulagé » est magistrale. Grand acteur, Micha Lescot, on le savait. Acteur compositeur, voilà qu’il le prouve, écoutant en son oreille la partition, la réinterprétant sans abîmer le mystère, ses longues mains battant la démesure, son long corps flanchant aux coups, son visage décomposant le chagrin quand il dit à sa reine française : « là, laissez-moi, allez me pleurer en France. Il ne sert à rien d’être deux dans la douleur quand on ne peut être ensemble ». Une scène d’amour comme nulle autre, celle-ci, lorsque l’un et l’autre se rejoignent et s’éloignent au gré d’un décor labyrinthique tournant comme une valse à cent temps.
Une troupe au diapason
À côté de lui, Cécile Garcia-Fogel est royalement froide et inquiète (quelle étrangeté de lui faire mettre les mains dans les poches de son pantalon — attitude synonyme de décontraction — alors qu’elle s’enflamme pour défendre la vie de son roi, aucune logique du corps, là !). Bolingbroke a trouvé en Éric Chalier un formidable allié, qui le campe comme un chef de guerre redoutable, noble blessé qu’on lui ait pris son nom et revenant, encore banni, sur sa terre d’Angleterre pour qu’on le lui rende. Quid fors l’honneur ? Le pouvoir bien sûr ou le sauvetage de sa peau comme le figure magistralement Thierry Bosc en vieillard n’ayant plus peur de rien qu’est Jean de Gand et en chancelant et risible York qui ne voit que son intérêt quitte à sacrifier son propre fils Aumerle (épatant Emmanuel Noblet). L’irruption du burlesque lors de la scène de la demande de pardon d’Aumerle tire ce Richard vers une autre rive où l’on aurait pu aborder, mais la scène suivante de l’assassinat du pauvre roi Richard balaie vite cette tentation. La tragédie a gagné et Henri Bolingbroke peut régner. « Le couronnement aura lieu mercredi » conclut-il, triste et contemplant là sa première usure.
Brigitte Hernandez – Envoyée spéciale à Avignon
Richard II de William Shakespeare
Théâtre Nanterre-amandiers
7 avenue Pablo-Picasso
92022 Nanterre
Du 20 septembre au 15 octobre
Du mardi au vendredi à 19h30, samedi 18h, dimanche 9 oct. à 15h.
Durée 3h05 dont 30 mn d’entracte
Festival d’Avignon
Lycée Aubanel
14 rue Palapharnerie
84000 Avignon
Jusqu’au 26 juillet 2022 à 18h
Avec Louis Albertosi, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Pierre-Thomas Jourdan, Guillaume Lévêque, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard
Traduction de Jean-Michel Déprats
Dramaturgie de Lucas Samain
Musique de Sylvain Jacques
Scénographie d’Alain Lagarde
Lumière d’Olivier Oudiou
Vidéo d’Étienne Guiol
Costumes de Coralie Sanvoisin
Masques – Atelier 69
Maquillages et coiffures de Cécile Kretschmar
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage