En marge de la programmation du Festival D’Avignon, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, directeurs de Viadanse, Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, présentent EX-POSE(S), un diptyque qui explore les liens entre mouvement des corps et sculpture. Au coeur de l’hôtel de Caumont, qui abrite des œuvres d’art contemporain réunis par le galeriste parisien Yvon Lambert, ils imaginent un dialogue entre deux couples de danseurs et les œuvres d’artistes emblématiques du XXe siècle, l’un occidental, Henri Laurens, l’autre africain, Ousmane Sow. Rencontre.
Comment est né le projet ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : EX-POSE(S) s’inscrit dans la continuité de notre démarche, qui s’emploie à redistribuer sans cesse les conditions d’émergence de la danse vers des espaces d’expérimentation hors des théâtres afin d’ouvrir in-situ de nouveaux contextes performatifs. Pour donner quelques repères, ce fut le cas avec PROMENADE au Grand Palais où nous avions imaginé un dialogue avec les sculptures monumentales de Richard Serra (2008), également à l’occasion de la PERFORMANCE GIACOMETTI dans les salles du musée des Beaux-Arts de Caen dans le cadre de l’exposition En perspective Giacometti (2009), ou bien en prolongeant le geste artistique du plasticien Christophe Cuzin, avec LIEN, à l’Artothèque de Caen lors de l’exposition Les miroirs feraient bien de réfléchir (2015)… Comme souvent, le déclenchement de l’aventure vient d’une commande de la Donation Jardot à Belfort où les œuvres du sculpteur Henri Laurens sont présentes de façon permanente. Puis il y a eu le Petit Palais avec un film pour la Mairie de Paris. La première d’EX-POSE(S) a vu le jour à l’Institut du monde arabe IMA, devant les moucharabiehs mécaniques de Jean Nouvel qui filtrent la lumière du jour et créent une trame architecturale propre à ce bâtiment.
Constitué de deux duos — deux femmes, deux hommes —, ce diptyque invite à être au plus près des corps. Est-ce pour vous une nécessité de faire évoluer le regard du public sur la danse en charge émotive ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : EX-POSE(S) invite en effet le « regardeur » à vivre un rapport à la danse dans une grande proximité, stimulant une expérience sensible intense grâce à l’accès sans filtre aux interprètes, aux détails, à la vibration des corps. L’intimité permet une relation particulière au public, elle crée un espace où la charge émotive est décuplée, tant pour les interprètes que pour le spectateur. Nous aimons alterner entre des formes pour de grands plateaux et des formes plus minimalistes comme LA PART DES FEMMES, performance qui déploie un espace d’expressivité où dialoguent l’intensité de la présence physique incarnée par deux danseuses, la parole d’Héla Fattoumi et des extraits vidéo qui réactivent la mémoire. Créée dernièrement à l’occasion de la sortie du livre éponyme à Chaillot – Théâtre National de la Danse, cette traversée chorégraphique investit également des médiathèques, des salles de conférences…
Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : Les agents déclencheurs furent les sculptures en bronze de Henri Laurens qui exaltent les formes féminines, notamment La Petite Musicienne et La Petite Espagnole (1932). Nous avons alors créé une performance participative sous la forme d’un duo féminin résultant d’un travail d’observation et d’incorporation des sculptures par les interprètes. Des jeux d’imbrications et de combinaisons structurent une composition ciselée, suscitant des projections imaginaires entre ironie, fantaisie et sensualité. Les deux interprètes s’amusent des représentations liées au féminin et emmènent le spectateur vers une sororité réjouissante. Puis l’idée est venue de proposer une résonance masculine, déclenchée par une œuvre de Ousmane Saw, Couple de lutteur corps à corps, de la série des Noubas (1998). Là, il s’est agi d’expérimenter les sensations qui émanent du contact physique figuré par la sculpture, entre âpreté et sensualité, entre opposition des forces et fusion des énergies, dans une lenteur étirée. Le trouble ainsi installé perturbe la perception. Les deux interprètes se mesurent à l’aune de leur densité physique, de leur danse projetée, dans un entre-deux toujours relié. Émergent ainsi deux partitions solistes nécessaires l’une à l’autre et pourtant indépendantes. En émane une tension, un écartèlement qui ne mène ni à la rupture, ni au déchirement, mais à la création d’un lien ouvrant à la fraternité. Les deux pièces ont ensuite été réunies, occasionnant une re-visitation afin de créer des échos, des résonnances, des correspondances subtiles…
Comment avez-vous choisi les interprètes ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : Ce sont des interprètes avec qui nous sommes en fidélité depuis la création AKZAK, l’impatience d’une jeunesse reliée, qui réunissait une distribution de douze danseurs venant du Burkina Faso, de Tunisie, du Maroc, d’Égypte et de France. Quatre d’entre eux sont régulièrement présents à VIADANSE – CCN de Bourgogne Franche-Comté à Belfort et mènent de nombreux ateliers d’éducation artistique et culturelle dans le cadre des chemins vers la danse que nous développons. Meriem Bouajaja, Chourouk El Mahati, Mohamed Chniti et Mohamed Fouad incarnent la puissance de la dissemblance qui nous est chère et qui irrigue nos pièces. Nous pouvons compter sur leur engagement et ils nous accompagneront sur la prochaine pièce grand format TOUT – MOUN (création 2023). Chourouk El Mahati et Mohamed Fouad partent prochainement au Caire pour transmettre certains des éléments constitutifs d’EX-POSE(S) dans la perspective d’une recréation pour le festival D-CAF – Downtown Contemporary Arts Festival.
La pièce sera présentée cet été dans le prestigieux écrin de la Collection Lambert. Est-ce important, pour vous, ce dialogue entre art vivant et art plastique ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : Les deux duos qui composent EX-POSE(S) explorent la dynamique de « l’entre-l’autre », notion centrale dans notre travail. Elle se trouve amplifiée dans l’écrin de la Collection Lambert, notamment dans l’espace où est présenté le Wall Painting # 1143 de l’artiste Sol Lewitt, grâce à la relation entre l’œuvre murale et l’œuvre chorégraphique, entre un duo et l’autre, entre les interprètes et les genres. De l’abstraction à l’expressionisme, nous jouons des variations, des combinaisons entre un minimalisme contenu et une expressivité recherchée. Les alternances de registres esthétiques imprègnent tant la composition que le choix des matériaux chorégraphiques convoqués. L’énergie graphique des corps au premier plan (silhouettes noires féminines, peaux nues masculines) contraste avec les strates de couleurs intenses, créant une vibration puissante.
Vous avez pensé cette œuvre pour être itinérante, transposable facilement n’importe où. Quelle en est la raison ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : Nous aimons varier les formats et nous donner l’occasion d’aller à la rencontre du public dans des lieux moins identifiés. Aller aussi dans des pays où il n’est pas possible d’emmener des formes qui exigent des dispositifs techniques complexes. Ainsi, nous sommes allés jouer EX-POSE(S) dans le sud tunisien, chez l’habitant, dans le cadre des Hors Lits, à Ouagadougou dans le cadre de Dialogue de corps, puis nous irons à Marrakech dans le cadre du festival On Marche… C’est également le cas pour ZAK RYTHMIK, version adaptée de la grande forme AKZAK, qui réunit cinq danseurs issus de la distribution et qui s’appuie sur une recomposition de la partition musicale et chorégraphique initiale. Le dialogue danse-musique se fait via une bande son enregistrée à partir de la prestation live ainsi qu’avec les sonorités produites en direct par les danseurs que ce soit avec des sacs plastiques, des frappes de main, de corps, de pieds, des onomatopées ou les Boomwhackers.
Nous partons prochainement jouer la pièce devant la porte de France à Tunis et sur l’esplanade intérieure du Musée archéologique de Sousse dans le cadre du festival Carthage Dance… Autant de rencontres, de possibilités de partager des moments d’intensité dans des espaces parfois improbables…C’est très réjouissant.
Quels sont vos autres projets ?
Héla Fattoumi et Éric Lamoureux : Nous avons commencé des laboratoires de recherche pour la prochaine création 2023, titrée TOUT – MOUN, pour douze danseurs et le saxophoniste Raphaël Imbert. Un spectacle immersif, chorégraphique et musical qui se profile comme une célébration de la poétique du romancier, poète et philosophe Édouard Glissant. Nous y déploierons un espace sonore, visuel et immersif, traversé de flux relationnels où la danse, la musique live assistée par ordinateur (OMAX) et la vidéo se superposent, se trament, s’entrelacent, pour créer le contexte d’une composition chorégraphique faisant surgir des strates de perceptions troublantes. L’expression « tout-moun » vient du créole et signifie tout le monde, toute personne, tout un chacun. Elle est utilisée par Édouard Glissant sous sa traduction « tout-monde », un concept structurant de sa pensée et de son esthétique qui met en relation la poésie, la philosophie et la politique. Il y injecte la notion de « créolisation » dans un monde où mélanges, entremêlements, ruptures, synthèses, hybridations, mosaïques, instaurent un chaos relationnel imprévisible, inarrêtable, auquel personne ne saurait échapper.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
EX-POSE(S) d’Héla Fattoumi et Éric Lamoureux
Festival OFF d’Avignon
Collection Lambert
5 rue Violette
84000 Avignon
du 11 au 15 juillet à 19h00 & du 14 au 16 juillet à 10h00
Durée 50 min
Crédit photos © DR et © Laurent Philippe