Au théâtre du Chêne noir, jusqu’au 30 juillet, Bérengère Warluzel porte au plateau, avec la collaboration de Charles Berling, la belle écriture de la politologue, philosophe et journaliste allemande, naturalisée américaine en 1951. Présence lumineuse, la comédienne donne à la pensée de cette femme d’exception une poésie réflective, une belle et intelligible intensité. Rencontre.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Mon premier contact avec l’art vivant fut malheureusement très négatif et cependant fondateur. C’était une pièce de théâtre proposée à l’école, par une troupe de comédiens professionnels. J’ai détesté cette première approche. Il me semblait que les comédiens nous prenaient pour des idiots, accentuant sans grâce les sentiments, les gestes, les expressions ; transpirant, criant, soulignant grossièrement chaque intention. Leurs costumes étaient inspirés du XVIIème, dans des tissus laids et brillants. Je ne comprenais pas pourquoi ces acteurs surjouaient pour nous plaire ; ils me faisaient peur, j’ai senti une sorte de répulsion. Ce sentiment reste extrêmement précis dans ma mémoire ; j’y pense toujours. Il me semble absolument essentiel d’offrir aux enfants ce qu’il y a de plus beau, de plus travaillé, de plus subtil. Ils sont ceux à qui nous devons offrir le meilleur.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Il n’y a pas eu de déclencheur. C’est comme si cela avait toujours été en moi. Naturel. Dès que j’ai su lire, à 6 ans, je passais des après-midi à enregistrer, sur un magnétophone rouge, des poésies et des textes. Je conserve ainsi des heures et des heures d’enregistrement de cette petite fille lisant maladroitement des poésies sublimes. Ces cassettes me touchent profondément. À présent, je suis à la recherche de cette grâce et vérité de l’enfance. Mais il y a aussi cette figure de femme libre et forte, essentielle pour moi : la musicienne Suzanne Beckett, la sœur de ma grand-mère, son mari était Samuel Beckett. Je l’ai très peu vu. Deux fois, j’ai pu rencontrer Sam et Suzanne et j’étais très petite. Mais leur présence et leur histoire ont marqué définitivement mon enfance.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne et metteuse en scène ?
Ce n’est pas un choix précis, juste la continuité de ce que je suis et le prolongement d’un héritage reçu.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Mon premier spectacle professionnel fut Les Nègres de Genet mis en scène par Bernard Sobel à Gennevilliers. Je jouais la Reine des Nègres. Commencer ainsi … Vous imaginez…Cette oeuvre surpuissante et Sobel qui transmettait avec tant de générosité la nécessité intérieure et sociale du texte. Ce qui m’a marqué, c’est la liberté qu’il m’offrait, je me suis sentie responsable et surtout ce regard sans jugement qui, au sortir d’une école de théâtre, semble miraculeux. Chaque comédien de la troupe était essentiel, il considérait chacun sans jamais en faire trop. Un équilibre propice à la création et à la confiance.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Il est très réducteur de choisir un coup de cœur particulier. Je ne le peux pas. C’est comme si on demandait lequel de mes enfants, je préfère. Je peux citer des bouleversements: La mort de Tintagile de Régy, Valérie Dréville, je peux citer l’opéra Manon Lescaut à Rome, je peux citer la symphonie de Beethoven par Daniel Oren, je peux citer la mise en scène de Moshe Leiser et Patrice Caurier de Pélléas et Mélisande à Genève, Jean Baptiste Sastre disant Charles Péguy , mais en écrivant cela j’ai l’impression de renier tous les autres spectacles et oeuvres qui m’ont bouleversée. Donc …j’arrête !
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Toutes. Chaque rencontre est belle, même les plus difficiles. Et maintenant, c’est celle de Charles Berling, immense artiste qui sait transmettre merveilleusement.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Mon équilibre ce n’est pas mon métier. Mon métier fait partie de mon équilibre. Mon équilibre, c’est l’amour. Dans l’équilibre, on entend la sonorité libre, on entend aussi l’égalité . C’est bien ce que je pense l’équilibre est dans l’amour.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
La confrontation, le paradoxe, la complexité. Cette tension qui fait qu’on se retrouve sur une brèche. Le partage surtout. . Et puis le pays où je suis né, la lumière, la mer, la nuit.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Terrien et existentiel. De plus, je crois totalement à la puissance du travail. Du travail, il ressort toujours quelque chose. Peu importe si c’est réussi ou pas … Le travail, quand il est abordé avec humilité et sincérité, est valeur absolue.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Dans l’endroit qui est aussi celui de l’amour, celui insondable, celui qui exulte dans les corps amoureux, celui qui éclate quand votre enfant pour la première fois touche votre peau, celui qui hurle et vous broie quand votre père meurt subitement dans vos bras, c’est là … Je ne sais pas où… Mais juste l’écrire déjà me fait tressaillir, me fait me cambrer, me donne envie et en même temps me fait redouter d’aller sur un plateau.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Aujourd’hui, un auteur me touche particulièrement, c’est Pascal Rambert. Son écriture est puissante, complexe et pourtant limpide, ses rythmes fous. Il parle de la condition humaine et c’est pourquoi son œuvre, j’en suis certaine, résonnera au-delà de notre génération. Son œuvre est universelle. Ses personnages sont comme nous, mais ils vont plus loin, ils vont au bout de leur destin, de leurs désirs. C’est bouleversant.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Un projet, s’il n’est pas fou, ne m’intéresse pas. Donc le projet fou auquel j’aime participer, c’est celui du moment : dire les textes de Hannah Arendt, dans cet espace concret et libérateur créé par Charles Berling. C’est périlleux, c’est fou de dire des textes philosophiques théoriques. Mais ça marche et c’est une joie sans commune mesure.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Celle de Jean-Sébastien Bach.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Fragments d’Hannah Arendt
Festival Off d’Avignon – Théâtre du Chêne noir
8 bis rue Sainte Catherine 84000 Avignon
Du 19 au 30 juillet 2022 à 21h30, relâche le 25 juillet
Durée 1h10
Mise en scène de Charles Berling assisté de Faustine Guégan
avec Bérengère Warluzel, Romane Oren, Ysaure Oren, Guilad Oren, Ariel Oren
Régisseuse générale – Claire Petit
Régisseur lumières – Théau Rubiano
Crédit photos © Vincent Bérenger