À la tête de l’institution nancéenne depuis 2011, le chorégraphe suédois ne cesse de briguer l’excellence, d’interroger le mouvement, de questionner la place de la danse dans nos sociétés toujours plus pressées. Continuant à explorer les écritures nouvelles, tout en inscrivant au répertoire des chorégraphes contemporains qui ont marqué les quatre dernières décennies, il a fait du CCN-Ballet de Lorraine, une troupe virtuose, que vient de saluer le syndicat de la Critique en leur attribuant le prix 2022 de meilleure compagnie.
Il y a onze ans, qu’est-ce qui vous a donné envie de postuler à Nancy ?
Petter Jacobsson : Avec Thomas (Caley), cela faisait plus de trente ans que l’on travaillait ensemble. On avait fondé en 2005, notre compagnie, l’idée de prendre la direction d’un lieu allait dans la logique des choses. Mais en l’occurrence, ce n’est pas venu de moi. J’ai été contacté. La question était de savoir si je souhaitais gérer un tel lieu, une telle structure. Assez rapidement, je me suis rendu compte que, oui, cela m’intéressait et s’inscrivait parfaitement dans la continuité de mon parcours. Je trouvais et je trouve toujours, qu’on y a une formidable indépendance, qui permet non seulement de créer, mais aussi de revisiter nombre de chorégraphes contemporains devenus des classiques. Et puis, il y a le corps de ballet, une troupe permanente avec laquelle il faut certes composer, mais avec laquelle on grandit. Après, il était évident que si j’étais nommé, Thomas aurait une place à mes côtés. À ma nomination, Il est ainsi devenu coordinateur de recherche au sein du Ballet. C’était important que l’on continue ensemble l’aventure. Nous sommes complémentaires. Nous échangeons beaucoup sur les projets, nous les ciselons pour les mener à terme.
Quand vous avez été nommé, la compagnie existait déjà. Comment fait-on pour apprivoiser un groupe de danseurs ?
Petter Jacobsson : Ce n’est pas toujours simple. Mais j’avais un plan, une idée de ce que je souhaitais mettre en place, notamment travailler les écritures contemporaines. Quand nous sommes arrivés avec Thomas, nous avons dû prendre le pouls de l’institution, du corps de ballet, qui était divisé en deux entités, l’une très néo-classique, l’autre plus moderne. Il fallait unifier cela tout en gardant de belles spécificités. Très vite, nous sommes rendus compte qu’il y aurait des défis à relever, qu’il faudrait créer un lien de confiance, modifier les habitudes, les amener progressivement à adhérer aux projets qui les confronteraient à chaque fois à des grammaires différentes, à la mienne bien sûr, mais aussi à celles des chorégraphes invité.e.s. Depuis, la troupe a évolué, certains sont partis, de nouvelles recrues sont venues les remplacer.
Comment programme-t-on un CCN avec corps de Ballet ?
Petter Jacobsson : La grande différence avec d’autres institutions, c’est que nous n’accueillons pas d’autres compagnies. C’est forcément les danseurs du Ballet de Lorraine qui sont sur scène. Après, ce qui est passionnant, c’est d’inviter des chorégraphes venant d’horizon très différent, de travailler avec. Cela évite une forme de routine, oblige à chaque fois à remettre en question les habitudes, à ne jamais s’enfermer dans un style particulier, d’être pluridisciplinaire. En tout, nous avons trois programmes par an, que l’on présente à l’Opéra de Nancy et qui partent ensuite en tournée. En parallèle de cela, nous avons mis en place un certain nombre d’actions culturelles et artistiques, notamment notre disco-foot. Né en 2017, cette performance allie danse, mouvement et pratique sportive. C’est un match de foot où les règles sont simples, tu ne peux courir, tu dois danser. Afin de pimenter la compétition, en plus des buts, des juges attribuent des notes en fonction des performances chorégraphiques. Les points rentrent dans le score final et peu faire basculer la victoire. C’est un succès populaire avec plus de 17 millions de vue sur Youtube®. Après avoir joué devant le Centre Pompidou à Paris, nous nous préparons à exporter le concept à Stockholm. C’est notre manière de populariser la danse, d’aller à la rencontre d’autres publics. C’est un clin d’œil au machisme, un pied de nez à la théorie du genre – les équipes sont mixtes -, une action assez politique de montrer que la danse peut être autre que ce que l’on imagine.
Qu’est-ce que vous aviez envie d’insuffler au CCN ?
Petter Jacobsson : J’avais tout simplement envie de faire une compagnie de danse d’aujourd’hui tout en gardant la taille, la forme du ballet. Ce qui n’interdit évidemment pas de monter des pièces que je qualifierais d’historiques. Car il est important de montrer l’évolution, de garder en mémoire les classiques, d’en conserver une trace et ainsi de comparer les grammaires, les écritures. En mars dernier, notre programme mettait face à face Twelve ton Rose de Trisha Brown à Decay de Tatiana julien. Un vrai choc chorégraphique. Cela questionne les courants, la discipline, les regards. Cela fait partie de l’histoire de la danse, la manière dont elle s’est construite au fil du temps.
La grande force du ballet de Lorraine, c’est la haute technicité de la troupe sa virtuosité. Comment avez-vous ciselé au fil du temps cette excellence ?
Petter Jacobsson : C’est un travail de longue haleine. La troupe a évolué depuis mon arrivée. Avec Thomas, nous avons beaucoup questionné la physicalité des danseuses et des danseurs. Il est important de ne pas rester figé, de travailler avec son corps, de pratiquer autant la danse classique que les autres formes plus contemporaines. Avec la troupe, nous pratiquons le judo, le foot, etc. il faut être tout-terrain. C’est ce qui fait la particularité de la troupe, sa capacité à pouvoir aller d’un courant à un autre.
Est-ce que toutes les pièces que vous jouez rentrent au répertoire de la compagnie ?
Petter Jacobsson : Bien sûr. C’est très important pour les tournées. Quand nous nous produisons ailleurs, les lieux peuvent ainsi choisir ce qu’ils souhaitent voir de notre travail. Ainsi, il y a certaines pièces qui reviennent régulièrement. Cela demande aux danseurs et danseuses, d’être capables de reprendre à tout moment une œuvre. Tout est planifié à l’avance et des temps de répétitions sont programmés pour que tous se remettent en tête les enchaînements.
Comment faites-vous le choix des chorégraphes que vous invitez ou des pièces historiques que vous reprenez ?
Petter Jacobsson : Dès le début, quand nous sommes arrivés, nous avons fait le choix de nommer chaque saison par rapport à un thème ou une question. Cela permet d’insuffler un souffle, une couleur. Notre toute première année s’appelait « la ». Cela interrogeait la différence de genre entre la danse, le ballet. Y a-t-il quelque chose de plus féminin chez l’un que chez l’autre ? Afin d’approfondir cette question, nous n’avions invité que des chorégraphes féminins. La deuxième saison s’intitulait tête à tête à tête. Cela faisait référence à une discussion entre différentes périodes de danse allant de 1924 à nos jours et ainsi tenter de comprendre l’évolution de cet art au fil du temps. C’est la première fois que nous plongions dans l’histoire des ballets suédois. À cette occasion, nous avions remonté Relâche, écrit par le dadaïste Picabia en 1924. Une fois les saisons nommées, on articule, les programmes et invitons les artistes qui nous semblent les plus en adéquation avec la thématique abordée. La chose sur laquelle j’insiste, c’est de comprendre que ce n’est pas tant mon goût qui compte, mais bien ce que l’on essaie de lier, de mettre en perspective les œuvres pour aborder au mieux l’art qu’est la danse, et comprendre le paysage chorégraphique actuel.
D’où vient le nom du dernier programme, pas assez suédois !, dont l’une des pièces sera présentée le 27 juin à l’Orangerie ?
Petter Jacobsson : c’est une référence aux côtés exotiques des ballets suédois présentés dans les années 1920 à Paris. En fait, je me demandais en quoi ces pièces étaient étiquetées suédoises, à quoi cela correspondait, alors qu’elles étaient créées à Paris. C’est d’autant plus troublant que les artistes qui ont participé à leur renommée et qui faisaient partie du mouvement, n’avaient rien de suédois, comme Picabia, Léger, Poulenc ou Satie. Après évidement, ce rappel à mes origines, posait aussi la question de savoir ce que signifie faire partie d’une nation, Qu’est-ce que la culture d’un pays ? À partir de là, j’ai proposé à trois chorégraphes de plonger à mes côtés dans les archives, de revisiter des pièces emblématiques, de les faire leurs, de faire renaître au plateau les années folles, le mouvement surréaliste.
Quelle sera le nom de la saison prochaine ?
Petter Jacobsson : Ce sera TLM, pour tout le monde. L’objectif est de prendre le pouls du monde d’aujourd’hui, notre regard face à cette guerre qui sévit aux portes de l’Europe, la manière dont on l’appréhende. C’est aussi une façon d’aborder l’universalité de la danse, sa capacité à réunir les gens de tous bords, de toutes origines sociales. Le ballet doit danser pour tous. Cela devrait être au cœur de toute création. Je n’en dirais pas plus. J’attends encore avant d’annoncer les chorégraphes que nous allons inviter.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
CCN-Ballet de Lorraine
3 Rue Henri Bazin
54000 Nancy
Crédit portrait © Damien Cessa
Crédit photos © Laurent Philippe