En ce 21 juin, fête de la musique oblige, le Vieux-Port grouille de monde. Les bars rivalisent de décibels, les terrasses sont bondées, les hip-hopeurs ont marqué leur territoire sous l’ombrière signée Norman Foster & Partners. Devant La Criée, une sorte de chassé-croisé s’opère entre les spectateurs venus voir à 19h le solo R A U X A d’Aina Alegre et ceux impatients de (re)découvrir le travail de l’inclassable et détonante Marlene Monteiro Freitas. Les conversations se font. La mixité opère, les publics se mélangent avant de pénétrer lentement dans la grande salle. À peine le temps de s’installer, que le noir se fait. Le silence envahit l’espace. Bienvenue dans l’antre des rêves de Marlene Monteiro Freitas.
Traverser le miroir
Indifférente du monde qui l’observe, une partie de la troupe vêtue de manteaux de velours bleu nuit jouent en arrière-plan un match de volley. Lumières syncopées, amusements ludiques, les premiers tableaux de cette fresque performative, se surimprime sur nos rétines. Ils font la part belle à l’étrangeté, au foisonnant, au surprenant avant de laisser place à l’inquiétant. L’arrivée d’un colonel d’opérette fusil à la main, rappelant quelques armées brune que l’on espère toujours d’un autre temps, décale le rêve vers le cauchemar, le fantasme vers la noirceur. Le miroir aux alouettes est brisé, un ailleurs dystopique envahit la scène. La réalité d’un monde en perdition, aux abois, fait jour.
Au tribunal du mal, les âmes s’égarent
Minutieusement, Marlene Monteiro Freitas instille son poison, met les spectateurs face au mal, à la part sombre de l’humanité. Transformés en automates grimaçants, les neuf danseuses et danseurs prennent place sur le gradin de ce tribunal fait de carton. Les visages déformés, les gestes saccadés, les mouvements hachés, ils invitent à un bal pantomimique. Alternant les tempos, passant de musiques classiques à des partitions plus éléctro, la chorégraphe capverdienne joue des contrastes, des dissonances, des discordances. S’inspirant autant de tableaux de d’âge d’or de la peinture flamande – La Leçon d’anatomie du Docteur Tulip de Rembrandt, entre autres – que d’images contemporaines d’assemblées vitupérantes, elle hypnotise le public, l’embarque dans ses cauchemars les plus inquiétants l’obligeant à voir le mal face à face.
Foire des arts
Extrêmement politique, profondément engagée, l’écriture très théâtrale de Marlene Monteiro Freitas se fait bouillonnante, saisissante, voire saturante, au fil d’une partition tranchée, fractionnée. Jamais en manque d’imagination, elle fait fi des convenances, des préjugés, invite à un bal aliéné et aliénant sidérant, dénonce l’ordre établi de la bien-pensance, bat en brèche les tartuffes et réveille à grand coup de griffes, de canif, d’images chocs, les consciences. Alors oui, clairement, Mal, embriaguez divina est trop long, trop touffu, trop dense, comme une prise d’ecstasy trop forte, mais clairement la tornade capverdienne signe ici un uppercut qui met le public K.O. pour son propre bien. Et, ça fait un bien fou !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Marseille
Mal, embriaguez divina de Marlene Monteiro Freitas
présenté en juin 2022 à La Criée – Théâtre national de Marseille dans le cadre du Festival de Marseille
Durée 1h45
Reprise
du 27 au 29 mars 2024 au Théâtre du Rond-Point
Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas assistée de Patrick de Andrade
avec Flora Détraz, Henri “Cookie” Lesguillier, Joãozinho da Costa, Kyle Scheurich, Mariana Tembe, Marlene Monteiro Freitas, Miguel Filipe, Tomas Moital
Lumière de Yannick Fouassier
Régie lumière de Flavio Martins
Mise en espace de Marlene Monteiro Freitas, Yannick Fouassier, Miguel Figueira
Décors de Marlene Monteiro Freitas, Flávio Martins
Son de Rui Dâmaso, Rui Antunes
Recherches – Marlene Monteiro Freitas, João Francisco Figueira
Dramaturgie de Marlene Monteiro Freitas, Martin Valdés-Stauber
Costumes de Marlene Monteiro Freitas, Marisa Escaleira
Crédit photos © Peter Hönnermann