À l’Athénée, il y a peu, Michel Fau faisait le pari d’installer George Dandin, comédie-ballet de Molière et Lully, dans un univers baroque et onirique. Le résultat évoquait à la fois le mystère médiéval, la pantomime et la farce burlesque, et le comédien virtuose y campait un Dandin pathétique, à la fois rouage et victime d’une machine cauchemardesque de la cruauté.
Un même goût pour l’étrangeté traverse Le Mariage forcé de Louis Arene, autre réussite de cette saison Molière, qui brille comme l’une de ses propositions les plus audacieuses et enlevées. Cofondateur du Munstrum Théâtre avec Lionel Lingelser (dont les Possédés d’Illfurth secouaient récemment le festival Théâtre en Mai et illumineront la programmation de la Manufacture à Avignon cet été), Arene joue des masques et des prothèses pour déployer toute la folie qui sourd dans la comédie, quitte à verser dans l’horrifique. S’affranchissant de la comédie-ballet d’origine, il invite, comme à son habitude, à une plongée fantasmagorique dans un univers décalé.
Éternel Sganarelle
Quand la scène s’illumine, Julie Sicard apparaît en Sganarelle au milieu de la boîte qui lui sert de décor, soit trois murs de lambris recouverts d’une épaisse peinture blanche, éclairés par une lumière tout aussi blafarde. Engoncée, hagarde, les yeux écarquillés en direction du public, elle bute sur des répliques fameuses ramenées d’autres pièces, comme des interférences reçues des Fourberies de Scapin ou du Tartuffe.
On le tient de suite, ce vieux falot lubrique dont le destin tourne au cauchemar du moment où il confesse à son ami Geronimo sa volonté d’épouser Dorimène. La jeune fille a d’autres aspirations que celle de convoler en justes noces avec un bourgeois sur le retour, et expose assez vite ses conditions de liberté à Sganarelle, lequel remet aussitôt son projet en cause. Il est finalement le seul surpris de découvrir que Dorimène ne l’épouse que pour son argent, et compte sur sa mort prochaine pour retrouver les bras de son amant, Lycaste.
Quand la mimique est bonne
La surprenante suite de saynètes qui compose la pièce de Molière est vivifiée par une distribution brillante. L’entrée de Dorimène est fracassante, laissant deviner la silhouette et la voix de Christian Hecq sous la dentelle tombante d’une ombrelle de mijaurée. Le même prête ses traits à un Marphurius tellement pataud qu’il semble se liquéfier, pendant que Benjamin Lavernhe transforme Pancrace en brindille hystérique et Lycaste en imbécile sous stéroïdes. Sylvia Bergé fait un Alcantor impeccable, et Gabriel Kamilindi joue des nerfs pour camper un effrayant Alcidas.
Dépouillée de ses intermèdes musicaux, la pièce tranche avec justesse, galope avec une progression concise et schématique. Le sort de Sganarelle est scellé en dix scènes, sans une ombre de miséricorde. Louis Arene s’en sert de canevas pour atteindre une forme libre, souveraine, assumée avec une franchise et une rondeur réjouissantes. De la naïveté archétypale de son personnage, la pièce fait une condition d’être presque kafkaïenne, et construit en parallèle un discours sur l’imaginaire sexuel déphasé de celui-ci, avec ses orgasmes minables de vilain profiteur et ses cauchemars de libération sexuelle (la scène des bohémiennes, qui pioche de manière un peu poussive dans l’esthétique post-Pussy Riot et l’hédonisme queer).
Les coutures apparentes
Julie Sicard est stupéfiante en Sganarelle, faisant preuve d’une constance infaillible tout au long d’une partition très physique. Elle place son personnage quasiment sur le seuil de l’intrigue, comme s’il était le témoin de sa propre dégringolade absurde, les sourcils figés par le masque dans une expression d’hébétude. On ne peut que rire de lui, et on ne peut que souffrir pour lui.
De la relative économie de la pièce, cette mise en scène réussit à tirer à chaque instant une ligne claire qui a beaucoup à voir avec le cartoon et la BD. On se réjouit de voir sa forme ainsi maîtrisée. Les magnifiques costumes de Colombe Lauriot Prévost ont les coutures apparentes, et font jaillir des nuages de poussière à chaque impact. Le décor à la fois cérébral et artisanal de Louis Arene et Eric Ruf est une belle trouvaille plastique — c’est presque comme si chaque gag avait sa trappe ou sa porte dédiée.
Tout crie le faux, la distance brechtienne, la fabrication. À la fin de la cérémonie de noces paillarde et brutale qui clôt la pièce, Julie Sicard prend la place de Sganarelle, sans masque et sans perruque, comme réveillée d’un mauvais rêve — ou peut-être s’épouvante-t-elle d’un cauchemar de domination bien éveillé. L’artifice pourrait irriter, mais il tombe parfaitement, semblable au reste de la pièce : aussi joueur que violent, amoureux de ses acteurs. Au cœur de l’anniversaire des 400 ans de Molière, nous fêtons ce Mariage Forcé avec joie.
Samuel Gleyze-Esteban
Le Mariage forcé de Molière
Création le 26 mai 2022 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
reprise au Théâtre du Rond-Point
2 bis avenue Franklin D. Roosevelt
75008 Paris.
Du 20 février au 1er mars 2024.
Durée 1h.
Tournée
4 au 14 avril 2024 aux Célestins – Théâtre de Lyon
Mise en scène Louis Arene
Avec Sylvia Bergé, Julie Sicard, Christian Hecq, Benjamin Lavernhe, Gabriel Kamilindi
Dramaturgie Laurent Muhleisen
Scénographie Éric Ruf et Louis Arene
Costumes Colombe Lauriot Prévost
Lumières François Menou
Son Jean Thévenin
Masques Louis Arene
Collaboration artistique Lionel Lingelser
Assistanat à la mise en scène Emilie Lacoste de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat à la scénographie Auriane Robert de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux costumes Caroline Trossevin
Crédit photos © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française
Très bel article !!!