Depuis 2017, le metteur en scène explore l’œuvre du dramaturge avec le comédien Denis Lavant. Rencontre à l’occasion de la création de Fin de partie au théâtre des Halles pour le Festival Off d’Avignon.
Comment en êtes-vous arrivé à aborder Beckett ?
C’est venu d’une manière que je dirais singulière. Comme tout le monde, je connaissais les grandes pièces de Beckett. Mais j’y suis arrivé par le biais de Cap au pire, un texte de la fin de sa vie et qui n’est pas une pièce de théâtre. Ce texte m’a bouleversé et j’ai tout de suite pensé à Denis Lavant. On a eu la chance d’avoir les droits. Comme il n’y avait pas de didascalies, c’était une page vierge. Je me suis senti assez libre dans un dispositif très minimal, puisque c’était un spectacle immobile. Denis Lavant était sur un carré de lumière blanc et il ne bougeait pas pendant 1h30. Le texte était donné. C’était l’activité de la pensée qui donnait vie à tout ça. C’était aborder Beckett en dehors des préjugés que l’on peut avoir. Une certaine imagerie qui donne le sentiment que l’on représente cet auteur toujours la même façon, du fait des didascalies, etc. Cela nous a permis une extrême liberté, tout en restant minimal et sobre.
Pourquoi avez-vous eu le désir d’explorer son œuvre ?
Cap au pire a été la découverte d’une forme théâtrale singulière, radicale. En fait, je ne m’attendais pas à ça. C’était proche d’une performance d’art contemporain. On a présenté le spectacle en 2017 à Avignon, aux Halles, puis à l’Athénée. J’ai proposé à Denis La dernière bande, qui était pour moi la deuxième étape. Nous avons eu envie de continuer dans cette veine-là, mais de manière un peu différente, car La dernière bande est plus narrative.
Comment avez-vous abordé cette œuvre qui appartient au répertoire théâtral ?
Et qui est une œuvre est très particulière. Il y a ce dialogue entre le personnage, Krapp, et la bande magnétique, qui est l’enregistrement. Cela donne une problématique très intéressante, de comment on écoute sa voix pour un comédien, comment on enregistre cette bande, à quel moment… Car c’est son matériau de jeu. Et en même temps, est-ce qu’il faut savoir le texte par cœur, est-ce que cela doit être proche de la lecture… C’est un peu un entre-deux. Comme au cinéma, on a opéré par montage.
Une œuvre avec des didascalies très importantes, voire imposantes…
On ne les a pas abordées comme une obligation. Pourtant, on fait toutes les didascalies de la pièce. Vraiment toutes. On les joue comme une partition de musique. C’est ça qui est intéressant. Souvent, on dit : ça va être tout le temps la même mise en scène. Or comme dans une partition d’un grand compositeur, c’est dans la contrainte que l’on trouve une liberté. La particularité de cette version est le rythme. On joue sur un rythme qui est plus lent que ne le veut la tradition. Nous sommes dans quelque chose de plus organique, chez quelqu’un qui est seul chez lui et pas en représentation. Même s’il y a ce va-et-vient. Car on sait très bien que l’on est face à un public et que l’on n’est pas tout seul. Mais on est dans une temporalité du réel où les choses sont faites les unes après les autres, sans forcément de lien de causalité et de manière assez déconstruite. C’est ce qui nous a intéressés.
Comme vous l’avez dit, c’est une œuvre singulière, parce que plus intime…
Elle montre effectivement un Beckett plus intime, plus humain. Il a écrit cette pièce pour une femme qu’il aimait beaucoup et qui est morte d’un cancer. C’est cela qui m’intéresse aujourd’hui chez lui. J’aime la forme de ses œuvres dans ce qu’elle a de singulière, mais ce qui m’attire, c’est le côté très humain. La dernière bande est ultra-autobiographique. Tout est référence à des choses de sa vie : la mort de sa mère, le rapport au père, son grand amour, son rapport à l’écriture, le moment où il a décidé de commencer et celui où il a tout voulu abandonner… C’est donc un Beckett humain, très concret et très proche de la vie.
Pourquoi Denis Lavant ?
Pour moi, il faut être plus qu’un acteur pour jouer du Beckett. Il faut un interprète, dans le sens instrumental. Cela demande des qualités toutes particulières. Il faut un timbre de voix particulier, mais aussi un corps. Denis Lavant est dans ce rapport musical. C’est aussi une question de maturité. C’est difficile de travailler Beckett avec des jeunes acteurs. Pour moi, Denis était l’acteur beckettien type. A part au conservatoire, il n’en avait jamais joué. Il avait failli le faire à plusieurs reprises mais cela ne s’était pas concrétisé. Quand je lui ai proposé, cela l’a interpellé. On se connaît très bien. J’ai fait ma première pièce en tant que metteur en scène professionnel avec lui, La faim de Knut Hamsun, en 1995 au Théâtre de la Cité Internationale. On s’est retrouvé un peu plus tard, avec une pièce de Mayenbourg, Le chien, la nuit et le couteau, à Grenoble puis au Rond-Point. On s’est retrouvé avec Cap au pire et nous nous sommes dit que l’on n’allait pas attendre à chaque fois dix ans pour faire des projets ensemble.
Comment est née l’idée de ce cycle Beckett ?
C’est Patrice Martinet, alors directeur de l’Athénée, qui, après Cap au pire, nous a proposé de monter une nouvelle pièce. On se posait la question, entre Fin de partie et La dernière bande. Je ne me sentais pas prêt pour la première, alors que Denis rêvait de jouer Clov. Donc j’ai choisi la seconde et Denis m’a suivi. On a continué d’une manière un peu détournée avec le troisième spectacle, L’Image au Lucernaire. Des textes moins connus. On retrouvait la vaine de Cap au pire. Et là on continue avec une des deux grandes pièces de Beckett, Fin de partie. C’est une création que l’on présente aux Halles pendant le festival Off d’Avignon, puis qui sera reprise en janvier 2023 au Théâtre de l’Atelier à Paris.
Donc vous vous êtes sentis prêt à franchir le cap…
La gestation a assez été longue. Déjà parce que le projet a été souvent reporté à cause de la Covid. Mais pour distribuer l’autre rôle, Hamm, cela n’a pas été une mince affaire. Il fallait qu’il possède la grammaire beckettienne. Après plusieurs recherches, l’idée de Frédéric Leidgens est venue. La séance de travail qu’on a faite avec lui et Denis a été formidable. Ils sont les personnages centraux mais c’est un quatuor. Les deux personnages des vieux parents dans les poubelles sont très importants, même si leur partition est très courte. Ils sont incarnés par deux formidables comédiens octogénaires, Peter Bonke et Claudine Delvaux. On est tellement dans une grammaire commune, Denis et moi, notamment sur Beckett, que cela imprime quelque part, en fil sous-jacent, le travail. Denis, en tant que partenaire, va tellement dans la même direction qu’il oriente le dialogue. C’est un fil rouge qui se poursuit.
Et Godot, alors, on va l’attendre ou il va venir ?
Peut-être, forcément un jour, il va venir, j’imagine. Ce sera un aboutissement. Pour parler de l’écriture de Beckett, j’insiste sur le fait qu’elle est très concrète. Ce sont des petites choses de la vie. Ce n’est pas du tout ésotérique, pas du tout abstrait. Bien sûr, il y a une construction formelle, littéraire, mais on la travaille vraiment. C’est tragicomique, que ce soit La dernière bande ou Fin de partie. C’est la solitude, la fin de vie, la vieillesse, la mort, mais il y a beaucoup d’humour. On est sans cesse entre le tragique et le comique. C’est triste comme la vie peut l’être, mais ce n’est pas plombant.
Propos recueillis par Marie-Céline Nivière
Fin de partie de Samuel Beckett.
Théâtre des Halles – Festival OFF Avignon.
Du 7 au 28 juillet 2022 à 16h, relâche les mercredis 13, 20 et 27 juillet.
Durée 1h30.
Théâtre de l’Atelier.
Du 19 janvier au 26 février 2023.
Du mardi au samedi à 19h, dimanche 15h, relâche le 24 janvier.
Mise en scène de Jacques Osinski
Avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens,Claudine Delvaux et Peter Bonke.
Scénographie d’Yann Chapotel.
Lumière de Catherine Verheyde.
Costumes d’Hélène Kritikos.
Texte publié aux Éditions de Minuit.
Crédits photos ©Pierre Grosbois
Belle mise en scène et une interprétation de haut niveau. 2 h d’enchantement.