Alors que les Nuits de Fourvière battent leur plein à Lyon jusqu’au 30 juillet, Alain Françon a présenté sa mise en scène d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Servi par des acteurs en or, il insuffle une nouvelle vie à ce classique indétrônable.
Tableau gris entre chien et loup, un paysage brumeux au fusain s’étend au fond du décor, et cet arbre, borne contingente dans le néant, nous fait dire qu’on est bien devant Godot, sur ce territoire familier du théâtre. Devant des chemins tant arpentés plane toujours une appréhension, celle de voir le classique galvaudé, rebattu ou carrément manqué. Disons-le, ce n’est pas le cas de la mise en scène d’Alain Françon, guidée qu’elle est par l’amour du verbe et l’exigence dans l’interprétation.
Ce Godot n’est pas celui gravé dans le marbre des éditions de Minuit, auquel est habitué le plus grand nombre d’entre nous. Françon, amoureux du texte, est allé fouiller parmi les nombreuses réécritures faites par Beckett de son vivant, à mesure que la pièce était rejouée. La dernière de ces versions constitue le matériau de cette mise en scène.
Belle idée que d’avoir fait ce pas de côté vis-à-vis du canon beckettien, avec l’effet d’aberration qui se produit lorsque la pièce, sous nos yeux, diffère du souvenir imprimé dans notre mémoire. Vladimir, Estragon, Pozzo et les autres ne sont pas des images usées par les impressions successives. Il se réactualisent par et avec ce texte retravaillé que Françon, en savant directeur d’acteurs, fait résonner à merveille.
Nuances de Godot
Sous le crépuscule de l’Odéon antique, ce Godot est aussi affaire de couleur. Lorsqu’Estragon et Vladimir apparaissent, le teint blafard dans leurs costumes ternes et poussiéreux, c’est un tableau en nuances de gris qui s’anime, devant le paysage de brume noire crayonné par Jacques Gabel. À partir de cette palette décolorée, tout ce qui vient troubler la morne attente n’est qu’addition chromatique.
Il y a le rouge de la chemise de Pozzo, de son visage nerveux, et celui, violent, du cou de Lucky, contre lequel la laisse a trop frotté. Il y a la chemise jaune et le bomber bleu du garçon, l’orangé du morceau de poulet que dévore Pozzo, et le vert des bourgeons qui poussent en une nuit sur les branches de l’arbre chétif. Les figures qui traversent la route des deux protagonistes apparaissent ainsi comme le principe entropique qu’elles sont par essence. Ces éléments de désordre viennent troubler la répétition de l’attente, remplir le vide existentiel d’une palette d’émotions ambiguës, dans un ensemble scénique d’une clarté remarquable.
Des interprètes éblouissants
Suivant ce même principe dramaturgique, les comédiens forment une polyphonie d’une richesse éblouissante, qui accroche le regard à chaque seconde. En « Didi et Gogo », Gilles Privat et André Marcon sont magnifiques de naïveté et d’intuition mêlées. Ce doublepatte simplet et ce patachon rabougri gardent la part suffisante d’effacement et de blancheur pour que les teintes offertes par les visiteurs puissent occuper la toile.
Philippe Duquesne campe un Pozzo génial, dont la cruauté infernale ne consomme pas les nuances de ses interlocuteurs. Dans le rôle de Lucky, Eric Berger devient un pur délire plastique, suivant la chorégraphie précise de Caroline Marcadé, secouant la scène de ses spasmes, et réussissant in fine un monologue aussi hilarant qu’horrifiant.
Le système Françon
La pièce nous surprend encore lorsqu’entre sur scène Antoine Heuillet, déguisé en adolescent du cinéma français des années cinquante. Prodigieux dans ce rôle du « garçon », il insuffle à travers ses quelques lignes répétitives une émotion troublante, comme un fragment échappé d’autres horizons fictionnels.
On ne peut que saluer la cohérence du système Françon, la façon dont les principes esthétiques rejoignent le texte et son interprétation. Le metteur en scène, qui impressionnait encore l’année dernière par sa mise en scène de La Seconde surprise de l’amour de Marivaux, donne ici une belle ampleur au texte de Beckett. Sous sa chape grise, ce Godot est loin d’être misérabiliste. On redécouvre même l’humour franc du dramaturge irlandais. Y cohabitent le désespoir et la douceur, la noirceur et la lumière.
Samuel Gleyze-Esteban
En attendant Godot de Samuel Beckett
Nuits de Fourvière – Odéon
17 rue Cleberg
69005 Lyon
Tournée
Du 17 au 29 janvier 2023 au Théâtre de Carouge, Genève
Du 3 février au 8 avril 2023 à La Scala Paris
En avril 2023 au Domaine d’O, Montpellier
En mai 2023 au CDN de Nice
Mise en scène : Alain Françon
Dramaturgie : Nicolas Doutey
Assistante à la mise en scène : Franziska Baur
Décor : Jacques Gabel
Lumière : Joël Hourbeigt
Costumes : Marie La Rocca
Chorégraphie : Caroline Marcadé
Maquillage, coiffures : Cécile Kretschmar
Avec Gilles Privat, André Marcon, Philippe Duquesne, Eric Berger, Antoine Heuillet
Crédit photos ©Jean-Louis Fernandez