À la Colline, Édouard Louis se dédouble. Incarné par un autre sur scène, l’auteur est quant à lui resté en coulisses. The Interrogation, mis en scène par Milo Rau, ausculte ainsi une figure déjà tant examinée, en réussissant à déplacer légèrement le regard sur celle-ci.
Arne De Tremerie incarne une copie troublante de l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, si bien que sous certains angles, on se demande si Édouard Louis ne s’est pas glissé sur scène pendant que nous clignions des yeux. Mais non, l’intéressé est bien absent. C’est d’ailleurs par une lettre qu’il adresse au dramaturge suisse Milo Rau que s’ouvre la pièce : « Je ne serai pas là… » Le souvenir des mois passés sur les planches avec Thomas Ostermeier pour Qui a tué mon père, sa première expérience de comédien, vient expliquer ce retrait. « Je réalise que la vie d’acteur n’est pas la vie rêvée que j’avais espérée. C’est une révélation qui est dure à accepter. » Ainsi, lorsqu’il apparaît, c’est à travers un écran, comme par magie, surplombant son double de comédien et suivant ses déplacements du regard.
Le fantôme autobiographique
Faisant appel à ce double, The Interrogation met en jeu l’absence de l’artiste sur scène. Que devient l’autofiction lorsque son auteur n’est plus présent ? Dans The Interrogation, il revient à Arne de Tremerie de repasser en accéléré le récit biographique raconté par l’écrivain depuis 2012. Les crachats au visage dans la cour du collège et les premiers cours de théâtre racontés dans En finir avec Eddy Bellegueule, le viol d’Histoire de la violence… Le contenu du spectacle est puisé dans les livres d’Édouard Louis, et retrace leur paternité théorique et biographique — Retour à Reims d’Eribon, la Leçon sur la leçon de Bourdieu, ou Juste la fin du monde de Lagarce.
L’auteur poursuit là son travail d’auto-citation et continue de revisiter sa propre œuvre à l’aune de sa transformation sur les sentiers de l’industrie culturelle. Ce matériau, déjà amplement lu et commenté, passe ici à travers les filtres de l’incarnation par un autre et de la traduction (la majeure partie du spectacle est en flamand). Dans ce champ de signes et de références, le soi autobiographique s’échappe de son géniteur comme on imagine parfois les âmes s’extraire des corps. Sauf que c’est ici l’écrivain lui-même qui apparaît comme un fantôme, sa présence grave, presque mystique sur l’écran s’opposant à l’énonciation ouverte, conversationnelle, et à la présence concrète du comédien de la NTGent.
« Maintenant, j’existe »
Il ne semble pas que The Interrogation, à travers ce jeu réflexif et ces procédés de distanciation, parvienne à étoffer d’une dimension vraiment nouvelle le projet littéraire d’Édouard Louis. Le spectacle joue sur un mode plus mineur, comme la partie d’un ensemble artistique passé du réel à la littérature, puis de la littérature au théâtre. Si elle risque fort d’ennuyer par endroits ceux qui connaissent déjà Eddy Bellegueule, la pièce trouve un intérêt ailleurs, dans l’invocation de cet auteur-personnage, figure symbolique rendue plus abstraite d’œuvre en œuvre, dont le visage et la voix apparaissent ici incroyablement magnétiques.
Tout du long, la pièce parvient à trouver une distance joueuse vis-à-vis du désistement de l’écrivain dans son propre rôle et son rapport illusoire à la notoriété. « Voilà, j’ai ma vengeance. Maintenant, j’existe. » On ne manquera pas l’ironie de cette phrase lancée par un Édouard Louis plus que jamais évanescent à travers l’écran. Plus ambigu, aussi. The Interrogation accuse la capitulation des déterminismes dans la situation d’exception depuis laquelle s’exprime son auteur. Sa vengeance, c’est de pouvoir parler des bourreaux de son enfance sur la scène d’un Théâtre national, et Bourdieu sait combien ce basculement rebat les rapports de pouvoir. S’il ne reste plus rien à dire sur Eddy Bellegueule, si, comme le spectacle le suggère peut-être malgré lui, il n’y a plus rien à raconter de ce passé d’adolescent pauvre propulsé au cœur de l’élite intellectuelle, alors poussons Édouard Louis, spectre vivant de la littérature et du théâtre contemporains, dans d’autres transformations, et voyons quelles complexités nouvelles en adviennent.
Samuel Gleyze-Esteban
The Interrogation d’Édouard Louis et Milo Rau
La Colline – Théâtre national
15 rue Malte-Brun
75020 Paris
Mise en scène Milo Rau
Dramaturgie Carmen Hornbostel
Lumières Ulrich Kellermann
Assistant à la mise en scène Giacomo Bisordi
Direction technique Jens Baudisch
Avec Arne De Tremerie
Crédit photos © Tuong-Vi Nguyen