À la Manufacture des Abbesses, Sarah Pèpe présente sa très belle pièce Points de bascule, une histoire de femmes prises dans l’engrenage d’un monde qui n’hésite pas à broyer les siens.
Elle a claqué la porte de chez elle, il y a longtemps… Elle a roulé sa bosse sur les chemins de la vie mais voilà, aujourd’hui, elle a besoin d’un job. Alors, faisant table rase de son passé, le temps d’un instant, elle demande à sa petite sœur, cadre dans un hypermarché, de l’employer. Elle sera caissière. Découvrant les conditions de travail de ses collègues, elle va devenir la cheville ouvrière d’une prise de conscience qui ira jusqu’à la grève générale.
Les choses de la vie
Toute la pièce de Sarah Pèpe est construite autour des deux sœurs. Tout se passe dans le bureau de la cadette qui convoque régulièrement son aînée. C’est à travers leurs échanges que l’on comprend ce qui se passe en bas, chez les Damnés de la caisse, celles qui doivent ne jamais perdre la cadence toutes comme les ouvrières, leurs cousines ! Aujourd’hui, il n’y a plus de patron à combattre mais des actionnaires anonymes qui demandent aux cadres d’ être l’intermédiaire entre eux et le personnel, et surtout de veiller à la bonne marche de leurs actions. Ce principe scénique fonctionne très bien, donnant ainsi une articulation humaine au dialogue entre le bas et le haut de l’échelle. Ce n’est simple pour personne. De l’extérieur, on n’entendra que le murmure puis le bruit de la révolte.
L’intensité du débat est également nourrie par la relation entre ses deux sœurs qui se sont perdues de vue depuis tant d’années. La petite cherche à renouer le lien, la grande à l’éviter. Elles vont au rythme des convocations dans le bureau et de l’avancée de la grève, apprendre à se reconnaître et à se défaire de ce secret de famille qui a tout gâché. Le principe de ce type de secret est que souvent il n’en est pas un, mais chacun pense que personne n’est au courant. Il ronge et détruit. Ici, il n’est pas question de viol, d’inceste où de maltraitance. C’est juste l’histoire d’un accommodement avec la vie. On laisse le suspense l’autrice aborde ce sujet avec une belle adresse.
Comédiennes en liberté
Avec ses deux personnages, aux nuances fortes, Sarah Pèpe, qui signe aussi la mise en scène, offre deux rôles en or à défendre. Dans le personnage de l’aînée, sorte de passionaria des grandes causes, détestant l’injustice, Tessa Volkine est admirable. Toujours sur le fil du rasoir, elle ne bascule jamais dans le cliché. On sent le vécu de cette femme, sa dérive affective et les protections qu’elle s’est construit pour pouvoir avancer. Sophie Vonlanthen incarne avec toute la sensibilité qu’on lui connaît, la petite sœur a qui tout réussi. Elle a du cœur, comprend ce qui se passe en bas au magasin, mais elle aussi doit sauvegarder son emploi. Toutes les deux montrent avec beaucoup de sensibilité les failles et les cassures de leurs personnages. Dans un jeu où rien ne bascule, elles nous entraînent, entre le rire et l’émotion, dans cette histoire captivante. Ce très beau spectacle ne se joue que sur très peu de dates, ce qui est dommage, mais nous ne perdons pas espoir qu’il soit repris. Il le mérite, alors en attendant, courez-y !
Marie-Céline Nivière
Points de bascule, texte et mise en scène de Sarah Pèpe.
Manufacture des Abbesses
7 rue Véron 75018 Paris.
Du 26 mai au 5 juin 2022.
Les jeudis, vendredis, samedis à 21h, dimanches 17h.
Durée : 1h10.
Avec Tessa Volkine et Sophie Vonlanthen.
Création visuelle et sonore de Jane Kleis et Mélanie VanDanes.
Photos © DR