Il y a foule place Stanislas. Les terrasses aux alentours de l’opéra sont bondées. Tout Nancy profite des beaux jours, de ce soleil aux rayons ardents, de cette lumière chaleureuse de fin d’après-midi. Les premiers spectateurs entrent sous les ors baroques de la bâtisse construite sous le règne du Roi Stanislas Leszczynski. Ils seront vite rejoints par d’autres. Ce soir, le Ballet de Lorraine fait salle comble. Au programme de cette soirée célébrant le centenaire des Ballets suédois donnés de 1920 à 1925 au théâtre des Champs-Élysées, quatre pièces chorégraphiques imaginées à partir d’archives datant de près d’un siècle, d’œuvres déjà existantes mais totalement réinventées par des artistes d’aujourd’hui. De quoi faire saliver un public aguerri et séduire les néophytes !
Ambiance cinéma muet
Un rideau blanc coupe le plateau en deux, masquant le fond de scène. Dessus, un visage effrayant, des mains crochues se dessinent. Ombre d’un quelconque Nosferatu, d’une créature de la nuit, d’un homme ou d’une femme prise de terreur, la noire silhouette juste esquissée donne le ton. Puisant avec une belle fascination dans les images d’archives des Ballets suédois, Latifa Laâbissi signe de son écriture très imagée, une pièce courte pour huit danseuses, transformées pour l’occasion en poupées de chiffons, en sœurs dégingandées de Mercredi, la fameuse fille de la Famille Addams.
S’appuyant sur les musiques « tendance thriller » des films muets des années 1920, l’artiste grenobloise joue sur l’imaginaire des peurs et convie au plateau tout un bestiaire de figures de pantomimes échappées d’un passé pas si lointain, à peine une centaine d’années. Portées avec intensité et humour noir par huit interprètes féminines du corps de Ballet du CCN, Fugitives Archives a l’art de brouiller les émotions, les pistes de lecture pour mieux emporter le public dans une quatrième dimension fantasmagorique.
Au temps des cabarets interlopes
Dans la ligne droite de Relâche, ballet dadaïste de 1924 écrit par Francis Picabia, chorégraphié par Jean Börlin, sur une musique composée d’Erik Satie, entré au répertoire du Ballet de Lorraine en 2014 Petter Jacobsson et Thomas Caley s’emparent de Cinésketch, revue festive et insolente imaginée par l’artiste d’origine cubaine et mise en scène par René Clair. Parodiant de manière burlesque les comédies d’adultères, cette pièce surréaliste, conçue dans le cadre d’une soirée de gala célébrant cinq années de créations des ballets suédois a eu une vie éphémère, juste une représentation.
Avec beaucoup d’ingéniosité, de malice, les deux artistes du CNN lui redonnent vie en dépassant la notion de genre, de frontière et de classe. Dans un joyeux bordel, les neuf danseurs, attifés de costumes bariolés, de justaucorps transparent ou de bout de tissus pailletés cachant à peine leur nudité, sautent, dansent, virevoltent, s’amusent gaiement. Homme femme ou femme homme, qui peut le dire et est-ce vraiment important ? Après tout, les années folles, c’était aussi ce vent de folie, de liberté, de tolérance qui manque tant aux sociétés d’aujourd’hui.
Ballet blanc
n historienne de la danse, Dominique Brun s’immerge en apnée dans l’œuvre de Jean Börlin, tout particulièrement sa Nuit de Saint-Jean qui s’inspire des danses folkloriques suédoises. Avec la complicité de Sophie Jacotot, chercheuse qui s’est intéresse notamment à la naissance du dancing à Paris dans l’entre-deux guerres, elle crée au plateau une communiqué de danseurs, de villageois, tous vêtus de tuniques blanches, réunis autour d’un feu imaginaire pour célébrer ensemble le solstice d’été.
Entremêlant images d’archives reproductions de tableaux et danses de groupe, musique originale et voix de Marguerite Duras, la chorégraphe crée l’étrangeté, un moment suspendu, lent, maitrisé au mouvement prés. Le souffle manque encore, en ce soir de première, mais Danses crues devraient prendre corps en s’invitant au musée de l’Orangerie le 27 juin prochain.
Volcanique embardée
Après une courte pause, changement de décor, d’ambiance. Fidèle à son écriture exubérante inspiré des cabarets expressionnistes, d’œuvres baroques, carnavalesques à l’érotisme sous-jacent, Volmir Cordeiro réenchante L’homme et son désir de Darius Milhaud. S’affranchissant des normes et du genre, il entraîne 13 danseuses et danseurs du Ballet de Lorraine tous en état de grâce – dans une farandole débridée, cul et « queer ». Corps sensuel, charnel, posture militaire, il questionne l’humanité d’hier et d’aujourd’hui, interroge le colonialisme, le patriarcat, oppose les femmes assujetties à celles libres, fatales. De son écriture vive, énergique, le danseur et chorégraphe brésilien signe une fable totale qui fait se percuter en une bouillonnante fête des corps des thèmes aussi variés que l’écologie, la guerre, la répression fasciste que le bonheur d’aimer, le besoin de posséder. Brillant, tout simplement !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Nancy
Pas assez Suédois ! – troisième programme de la saison 2021-2022
Ballet de Lorraine
Opéra national de Lorraine
1 Rue Sainte-Catherine
54000 Nancy
Jusqu’au 22 mai 2022
Durée 2h30 avec entracte
Fugitives archives
Conception et chorégraphie de Latifa Laâbissi assistée d’Olga Dukhovnaya
Création pour 8 danseuses du CCN – Ballet de Lorraine
Conception & réalisation de la scénographie de Nadia Lauro
Conception des costumes de Nadia Lauro d’après les archives des Ballets Suédois
Réalisation des costumes – Atelier costumes du CCN – Ballet de Lorraine
Lumières d’Eric Wurtz
Création son de Manuel Coursin
Mesdames et Messieurs
Chorégraphie, scénographie, recherches musicales de Petter Jacobsson et Thomas Caley
Arrangement sonore d’Aria De la Celle
Lumières d’Eric Wurtz
Costumes de Birgit Neppl
Réalisation des costumes – Atelier costumes du CCN – Ballet de Lorraine
Avec la participation de l’Ecole de Broderie d’Art du lycée Paul-Lapie de Lunéville
Danses Crues
Conception et chorégraphie de Dominique Brun assistée de Marie Orts
Création pour 12 danseuses et danseurs du CCN – Ballet de Lorraine
Scénographie d’Odile Blanchard
Musique originale de David Christoffel
Lumières d’Éric Wurtz
Conception et réalisation des costumes de Marie Labarelle
Historienne et chercheuse – Sophie Jacotot
Érosion
Chorégraphie de Volmir Cordeiro assisté de Martín Gil, Marcela Santander et Bruno Pace
Création pour 13 danseuses et danseurs du CCN – Ballet de Lorraine
Scénographie d’Hervé Cherblanc
Musique de Darius Milhaud (L’Homme et son Désir)
Arrangements musicaux d’Aria De la Celle
Lumières d’Éric Wurtz
Costumes de Volmir Cordeiro en étroite collaboration avec Martine Augsbourger
Réalisation des costumes – Atelier costumes du CCN – Ballet de Lorraine
Avec la participation de l’Ecole de Broderie d’Art du Lycée Paul-Lapie de Lunéville
Crédit Photos © Laurent Philippe