Au Théâtre 13, l’autrice, metteuse en scène et interprète retourne le gazon d’un club de foot féministe. Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute est un spectacle-performance provocateur, parfois difficile, à la fois collectif et personnel.
Au début, il n’y a pas de spectacle, seulement Rébecca Chaillon, posée sur les gradins face au public, buvant des bières, fumant des cigarettes et engloutissant des pizzas à la chaîne. De là-haut, elle regarde les neuf joueuses qui rentrent sur le terrain et commencent un échauffement sans fin, pendant qu’une dixième enfile et retire son maillot, sans s’arrêter. Ces femmes et ces hommes trans s’évertuent, dans un groupe qui se laisse accorder au féminin. Footballeuses ou performeuses, ici les deux à la fois, et la metteuse en scène qui observe. En réalité, ça a déjà commencé.
Le stade retourné
Avec une belle manière d’esquiver les évidences, Rébecca Chaillon attaque sa chronique d’une équipe de football féminin et queer par les contours. Le jeu défile en continu sur un écran, relégué en toile de fond dans un coin — une rediffusion d’un match France/Autriche. Sur scène, les à-côtés occupent le centre : le vestiaire plutôt que le stade, l’entraînement étiré jusqu’à l’épuisement, les rapports intimes entre les joueuses, et l’inverse de la performance dans l’immobilité gloutonne de l’artiste dans les gradins. Au sol, le gazon est retourné, ça sent la terre.
Dans ce spectacle très personnel, l’autrice de Carte noire nommée désir utilise le collectif pour explorer son rapport intime au football. L’autrice s’est immergée dans l’équipe des Dégommeuses, qui réunit des femmes et des personnes queer autour d’une pratique du foot consciente de ses enjeux politiques. Elle en a tiré un collectif imaginaire, la Fifoune, perdu quelque part dans la France rurale. Un rapport d’attraction-répulsion unit l’autrice à son équipe, qui se reflète au plateau dans leur façon de se tourner autour. Chaillon est tantôt tyran, tantôt martyre. Son attirance pour cette alternative à une culture foot machiste et homophobe cohabite avec un sentiment d’exclusion qui persiste — elle est la seule femme noire et ronde au plateau, et cette différence est sans cesse examinée dans le texte.
Fragmentation
Où la chèvre est attachée… reprend à son compte l’esthétique militante associée à ce microcosme, quitte à manquer un peu l’atterrissage de saillies contestataires qui résonnent avec plus de force sur un stade que face au public du théâtre. De même, l’écriture oscille entre une poésie triviale propre à l’autrice et des passages en forme de slogan, plus convenus et sans grand intérêt.
La pièce est à son meilleur lorsqu’elle donne à voir un questionnement en mouvement, quand sa forme épouse les atermoiements d’une pensée cherchant à épuiser les implications politiques et sociologiques qui sous-tendent toute chose. Ici, un beau moment documentaire, face public, au cours duquel les joueuses débattent de la possibilité et de l’efficacité d’une pratique militante du foot ; là, la résurgence soudaine, bestiale et monstrueuse d’une France profonde, vulgaire et raciste.
Dans un collage presque surréaliste, cette fragmentation devient une forme théâtrale de l’intersectionnalité, diffractant son terrain de réflexion dans un enchevêtrement complexe d’angles et d’enjeux. La question raciale y surgit comme le problème ultime, irrémédiable, qui reconfigure tout sur son passage. Le geste théâtral de Chaillon réside là. Ailleurs, une forme de nihilisme dans la figuration de la violence donne l’impression d’une rupture de confiance avec le spectateur. Une des images de fin, dans laquelle l’artiste devient la cible à moitié nue des tirs de ballon de l’équipe, selon une opposition raciale claire, donne presque envie de quitter la salle. Mais la martyre dévoile une combinaison de paillettes et affirme in extremis sa souveraineté de performeuse. Complexe, elle invente dans un lapsus un surnom entre football et performance, qui lui va bien : « Zlatan Abramović ».
Samuel Gleyze-Esteban
Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute de Rébecca Chaillon
Théâtre 13/Bibliothèque
30 Rue du Chevaleret
75013 Paris
Mise en scène Rébecca Chaillon
Collaboration artistique Céline Champinot
Assistanat à la mise en scène Elisa Monteil
Composition musique et interprétation live Suzanne Péchenart
Chanson/hymen de la Fifoune Anouck Hilbey
Création et régie lumière / création sonore / scénographie Suzanne Péchenart
Régie générale, son et vidéo Marinette Buchy et Suzanne Péchenart
Régie plateau Assina et Lousie Baechler
Avec Rébecca Chaillon, Elisa Monteil, Adam M, Adèle Beuchot-Costet, Marie Fortuit, Patricia Morejón, Audrey le Bihan, Yearime Castel y Barragan, Mélanie Martinez Llense, Etaïnn Zwer
Crédit photos © Sophie Madigan