Convoquant sur le grand plateau de la Colline aussi bien Hadès, le dieu des enfers, que des rescapés de la Shoah ou des stars hollywoodiennes, le metteur en scène polonais esquisse, avec son Odyssée, une fresque fragmentaire et kaléidoscopique qui témoigne des errances et des exils que l’humanité traverse depuis le milieu du XXe siècle.
Une lumière crépusculaire nimbe un espace scénique composite et assez indéfinissable. Dépourvu de meubles, de vie, le lieu pourrait être tout aussi bien l’antichambre de la mort, un purgatoire sordide ou l’évocation métaphorique des camps de la mort. Au loin, une silhouette se dessine. Dans la pénombre, laissant entrevoir son corps musculeux, nu, un homme pousse de jardin à cour un cage géante, lieu transitoire autant prison que wagon à la bien funeste utilisation. Ainsi modifié, le plateau peut enfin accueillir l’étrange et sépulcrale ronde des fantômes, des âmes errantes et des survivants imaginée par Krzyszstof Warlikowski.
Malheureux qui comme Ulysse à fait un long voyage
Reprenant l’un des fils rouges qui traversent son œuvre, le célèbre metteur en scène tente d’éclairer à travers trois récits, l’un antique — l’Odyssée d’Homère —, les deux autres contemporains — Le Roi de cœur et Les Retours de la mémoire d’Hanna Krall — l’histoire de l’Europe moderne meurtrie de manière indélébile par la Shoah. Modulant d’ombres noires, funestes, les destins croisés d’une kyrielle de personnages, il entrechoque au plateau le retour sans gloire du Roi d’Ithaque vieillissant (extraordinaire Stanislaw Brudny) auprès d’une Pénélope désabusée, avec la quête éperdue d’une jeune polonaise, Izolda (lumineuse Ewa Dalkowska) pour retrouver son mari déporté en camp de concentration. Refusant toute linéarité, préférant les digressions poétiques, philosophiques, l’artiste polonais tisse à travers l’espace et le temps une épopée mystique et mystérieuse, au cœur de laquelle les spectateurs naviguent à vue, au gré des émotions et des interprétations.
Héroïsme à la peine
À travers le prisme clair de son regard, Krzyszstof Warlikowski sublime des vies d’errance et d’exil, des quotidiens finalement assez ordinaires que chaque protagoniste imagine flamboyant et exalté. Torturée par un milicien Nazi, sauvée in extremis d’une exécution sommaire, Izolda se voit déjà à l’écran interprétée par la divine Elisabeth Taylor (sublime Magdalena Poplawska) dans un film de Polanski. Dernier fils d’Ulysse, le très beau Télégonos (lumineux Bartosz Gelner) joue les gros bras devant son vieux père mais s’effondre dans une boutique de jeans faute de trouver après une trentaine d’essai le pantalon adéquat. Mettant en parallèle des existences qui ont pour point commun d’avoir été traversées par la peine, la douleur et la souffrance, l’auteur et metteur en scène fait de son art un étendard contre les politiques ultra-conservatrices qui gangrènent l’Europe. Face à tous ceux qui tentent de réécrire l’histoire, aux amnésies opportunes, à l’oubli trop facile permettant d’imposer des idées populistes, Warlikowski signe un spectacle rare, déconcertant mais profondément onirique.
Hollywood mon amour
Faisant appel à de grandes figures de l’histoire contemporaines, stars internationales d’un côté — Elisabeth Taylor, Richard Burton, etc. —, imminents philosophes de l’autre — Hannah Arendt, Martin Heidegger —, Warlikowski attrape l’attention du public pour le faire entrer en résonance avec ses propres angoisses, ses interrogation sur l’état de nos sociétés contemporaines, de nos démocraties. Mais c’est surtout à travers l’intervention de Claude Lanzmann commentant un extrait de Shoah que ce spectacle tragique, saisi d’effroi, secoue nos consciences.
La réalité étant plus percutante quand elle est suggérée, Warlikowski confronte le public aux fantômes du passé, à ceux qui guident notre chemin vers demain, en passant par un onirisme certes abscons par endroit mais à la beauté terriblement troublante. Une sacrée et vertigineuse expérience, du grand art !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood de Krzysztof Warlikowski
D’après L’Odyssée d’Homère – Le Roi de cœur et Les retours de la mémoire d’Hanna Krall
La Colline
Rue Malte Brun
75020 Paris
Jusqu’au 21 mai 2022
Durée 3h45 avec entracte
mise en scène de Krzysztof Warlikowski assisté de Jeremi Pedowicz
texte de Krzysztof Warlikowski, Piotr Gruszczynski
co-auteur Adam Radecki
collaboration – Szczepan Orłowski, Jacek Poniedziałek
avec Mariusz Bonaszewski, Stanisław Brudny, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Popławska, Pawel Tomaszewski et Claude Bardouil
et à l’image Maja Komorowska et Krystyna Zachwatowicz-Wajda
collaboration artistique – Claude Bardouil
scénographie et costumes de Malgorzata Szczesniak
dramaturgie de Piotr Gruszczynski en collaboration avec Anna Lewandowska
musique de Pawel Mykietyn
lumières de Felice Ross
vidéo et animations de Kamil Polak
réalisation du film de l’interrogatoire – Paweł Edelman
maquillage et perruques – Monika Kaleta
traduction du texte en français de Margot Carlier
traduction du texte en anglais d’Artur Zapałowski
régie des surtitres – Zofia Szymanowska
Crédit photos © Magda Hueckel