À la Tempête, Alexandra Tobelaim s’empare du très beau et très introspectif texte de Jean-René Lemoine. Écrit un an après le décès de sa mère, ce chant d’amour salvateur et réconciliatoire puisse sa force dans les mots de l’auteur haïtien tout autant que dans l’ingénieuse et musicale mise en scène de la directrice depuis 2020 du NEST de Thionville.
Salle Copi, la température monte de minute en minute. Sur scène, trois acteurs – Stéphane Brouleaux, Geoffrey Mandon, et Olivier Veillon – et trois musiciens – Yoann Buffeteau (Batterie), Vincent Ferrand (Contrebasse), Lionel Laquerrière (Guitare et voix) – accueillent avec générosité et cordialité le public. Lentement, les conversations se tarissent, le noir complet envie l’espace. Une musique venue de l’obscurité la plus totale enveloppe les spectateurs, les berce, les entraîne au bord d’un étonnant trouble, d’une sorte de vertige. Imperceptiblement, l’ambiance a changé, la pièce a commencé.
La douleur de l’absence
La mère est morte, isolée, là-bas, dans son pays lointain. Elle est partie dans la nuit. Les circonstances de son décès sont tragiques. Anéanti par la douleur de l’absence, l’impression viscérale de ne pas avoir su ou osé lui dire tout ce qu’il avait sur le cœur, régler les derniers conflits, le fils convoque, des années, après son fantôme, pour un dernier adieu, un ultime rendez-vous pour panser les fêlures du passé, faire table rase des non-dits, réconcilier passé douloureux et présent salvateur. Scandé à la manière d’une litanie polyphonique par trois très différents et légèrement inégaux, le récit révèle sa poétique beauté et se mue en un magnifie et puissant cri d’amour.
Chanson(s) à la mère
Entremêlant chants syncopés, textes slamés et musiques envoûtantes, enveloppantes, avec la complicité du compositeur Olivier Mellano, Alexandra Tobelaim convie les spectateurs dans l’intimité de la relation mère-fils.Avec une délicatesse infinie, elle donne vie aux mots de Jean-René Lemoine, en sublime la belle essence, la savante composition. Afin d’ancrer ce chant dans une dimension plus universelle, elle en propose une lecture chorale où se succède solo et partition groupée. Jouant sur les interprétations, les voix, plus enfantine chez l’un, plus mature chez l’autre, enfin chargée de colère chez le dernier, la metteuse en scène tisse une danse des corps, des mots, une performance entêtante, hypnotique.
Le drame haïtien en toile de fond
Scénographie épurée faite de pendillons blancs, de sable, musique jouée en direct pour faire corps avec le texte, plume enlevée, vive, matinée d’émotions, feraient presque oublier, l’autre drame qui se trame en filigrane, au-delà de ce face à face filial et maternel, la descente aux enfers d’un pays, d’une nation. Sombrant chaque jour un peu plus dans « la barbarie », Haïti s’invite au plateau dans toute l’horreur de son quotidien gangrené par les gangs. Malgré la fuite, le choix de s’en éloigner pour tenter de préserver l’innocence de ses enfants, la mère, happée par ses souvenirs, revient sur les terres de ses ancêtres, espérant être utile à ses compatriotes. C’est le trépas qui l’attend au tournant, entraînant les derniers fragments de candeur de son fils, de sa fille, enfin devenus adultes, réconciliés avec la vie au-delà la mort. Troublant !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Face à la Mère de Jean-René Lemoine
Salle Copi
Théâtre de la Tempête
Route des champs des manœuvres
75012 Paris
Jusqu’au 15 mai 2022
Durée 1h30
Mise en scène d’Alxandra Tobelaim
création musicale d’Olivier Mellano
avec Stéphane Brouleaux, Yoann Buffeteau (Batterie), Vincent Ferrand (Contrebasse), Lionel Laquerrière (Guitare et voix), Geoffrey Mandon, Olivier Veillon
scénographie d’Olivier Thomas
lumières d’Alexandre Martre
travail vocal de Jeanne-Sarah Deledicq
costumes de Joëlle Grossi
régie son – Emile Wacquiez
Crédit photos © Gabrielle Voinot