Jouée aux AnthropoScènes d’Évreux, _jeanne_dark_ de Marion Siéfert, portée par la performance solo de Helena de Laurens, questionne la mise en scène de soi dans un mélange de cruauté et de tendresse, l’iPhone à la main.
Jeanne apparaît dans une boîte blanche, sac Eastpak sur le dos et cheveux longs tombant nonchalamment sur le visage, les yeux rivés sur son iPhone, immobile. De part et d’autre de la scène, deux écrans verticaux s’allument pour reproduire l’écran du téléphone. La jeune fille lance une diffusion en direct sur Instagram. Elle apparaît dans un triptyque visuel, une fois au plateau et également dédoublée sur les écrans. Aussitôt, elle commence à parler à un public absent, sans adresse aux spectateurs présents dans la salle.
Lycéenne orléanaise bizarre et inhibée, Jeanne, inspirée de la jeunesse de l’autrice Marion Siéfert, subit les railleries de ses camarades parce qu’elle se traîne une réputation de prude. « Jeanne la pucelle » : le raccourci est vite fait. Née dans une famille catholique au milieu d’une fratrie de quatre, sous le contrôle d’une mère surprotectrice, elle est l’une de ces nombreux jeunes qui rêvent de sortir du carcan domestique et infantile sans vraiment y parvenir. Instagram est son échappatoire, les diffusions vidéo en direct sa fenêtre ouverte vers le monde, à travers laquelle elle ose enfin dire « merde » à ceux qui la tourmentent.
En mode gothique
Chaque représentation de _jeanne_dark_ a donc lieu simultanément sur scène et sur Instagram Live. Devant la page blanche qui lui sert de décor, la pièce insiste sur une belle idée esthétique : le très petit écran comme outil permettant de se créer un univers presque ex nihilo. La copie de l’écran de téléphone souligne la différence entre deux mondes, le sensible et le virtuel, qui ne répondent pas aux mêmes critères dramaturgiques et optiques. Ainsi, à la relative immobilité de la comédienne sur scène s’oppose le mouvement décuplé sur l’écran vidéo et le grossissement des proportions par l’objectif. Toute la dramaturgie tourne alors autour de cette simple articulation, entre, d’un côté le téléphone et, de l’autre, juste un corps et une voix, et comment ce simple appareillage devient un terreau de fiction et de réinvention de soi, par un effet d’échelle.
Il y a un devenir sombre dans le parcours de Jeanne, qui débarque sur scène nimbée d’une aura encore enfantine pour construire peu à peu un monde gothique 2.0 à l’intérieur duquel les pulsions et la violence rejaillissent. Le texte, assez clicheteux, n’impressionne pas plus que la transposition théâtrale d’une esthétique très contemporaine, très internet. La principale force du spectacle est de travailler sur une ligne de crête où le besoin réel d’affirmation est sans cesse rattrapé par l’impossibilité, propre à internet et à ses trolls, d’être pris au sérieux. La pièce intègre ainsi, de manière participative (alors qu’Helena de Laurens, la performeuse, interagit trop peu avec les instagrammeurs qui la regardent), les usages générationnels du live, cette quasi-sous-culture régie par le second degré et un certain goût pour le naufrage en direct.
Une farce auto-dérisoire
On ne peut pas voir les vannes qui défilent sur ces écrans comme un effet collatéral de la performance, mais comme une de ses clés. Une vraie farce s’écrit dans l’écart entre les projections héroïques et torturées que Jeanne se fait d’elle-même et l’immédiate réception blagueuse des commentateurs cachés derrière leurs pseudonymes. Ce qui autrement se résumerait à un récit un peu simpliste de mise en scène de soi se voit ainsi reconfiguré par ces interactions, qui disent l’impossibilité de prendre la pose tout en étant pris au sérieux, et la vanité d’une telle tentative.
À mesure que Jeanne se couvre de maquillage, enfile un gantelet médiéval, mime un coït avec la caméra et déballe sa jalousie vis-à-vis d’une sœur qui couche, ce décalage devient le vrai cœur battant du spectacle, un rappel à l’humilité dans l’appareil narcissique. L’empathie de Marion Siéfert pour ce personnage autobiographique passe par cette exhortation à assumer le ridicule. Il n’y a pas de soi sans le regard des autres. Jeanne est pucelle, coincée, un peu bizarre : ainsi soit-elle.
Samuel Gleyze-Esteban
_jeanne_dark_ de Marion Siéfert
Le Tangram – Le Kubb
1 Av. Aristide Briand
27000 Évreux
Tournée
Du 8 au 10 juin aux Transversales – Scène conventionnée de Verdun
Conception, écriture et mise en scène Marion Siéfert
Collaboration artistique, chorégraphie et performance Helena de Laurens
Collaboration artistique Matthieu Bareyre
Conception scénographie Nadia Lauro
Lumières Manon Lauriol
Son Johannes Van Bebber
Vidéo Antoine Briot
Régie générale Chloé Bouju
Régie plateau Marine Brosse
Costumes Valentine Solé
Maquillage Karin Westerlund
Accompagnement du travail vocal Jean-Baptiste Veyret-Logerias
Harpe baroque Babett Niclas
Crédit photos © Matthieu Bareyre