Séverine Chavrier © Mathias Steffen

Séverine Chavrier, l’exercice bernhardien

Rencontre avec la metteuse en scène Séverine Chavrier, qui présente "Ils nous ont oubliés" à l'Odéon jusqu'au 27 avril, avant une escale strasbourgeoise.

À l’Odéon, Séverine Chavrier présente jusqu’au 27 avril Ils nous ont oubliés, son adaptation de La Platrière de Thomas Bernhard, avant une escale strasbourgeoise. Rencontre avec la metteuse en scène, directrice du CDN d’Orléans, qui évoque avec nous cette pièce dense et ambitieuse et son rapport passionné aux thèmes de l’auteur autrichien.

Après avoir adapté Déjeuner chez Wittgenstein dans Nous sommes repus mais pas repentis en 2016, qu’est-ce qui vous a donné envie de revenir vers Bernhard, et en particulier La Platrière, son quatrième roman ?

Séverine Chavrier : J’avais l’impression d’avoir abordé dans Nous sommes repus… beaucoup de choses qui me tiennent à cœur chez lui, notamment son rapport à la musique. Mais quand on travaille sur ses pièces, on est un peu orphelins de sa prose, qui est encore plus obsessionnelle et passionnante que son théâtre. J’avais en tête un de ses premiers romans, monté par Krystian Lupa, il y a très longtemps. C’est le Bernhard de la première époque. Il est encore chroniqueur judiciaire, et il a cette fascination pour le fait divers, avec un côté farce mélancolique. Et la tentation du suicide, aussi, comme dans Amras. La Platrière est une thèse sur les mille et une raisons de ne pas rédiger, d’être écrasé par l’absolu, mais aussi sur l’éternelle recherche d’autres conditions de travail, cette espèce d’angoisse de la rédaction qui me touche beaucoup. Personne ne parle comme ça de la difficulté de l’effort intellectuel et du simple courage qu’il faut pour coucher l’ensemble sur papier — l’idée qu’il y aurait plein de Mozart mais qu’il n’y en a qu’un qui s’attelle à la tâche. Je trouve ça très beau, et pas très théâtral, donc l’exercice est intéressant.

Qui est Konrad, pour vous ?

Séverine Chavrier : C’est un personnage bernhardien dans sa façon de soliloquer. J’aime cette idée de l’isolement impossible, et cette misanthropie, que Bernhard met par ailleurs très souvent en scène. On voit bien, en dépit de cet effort de réclusion, son besoin incompressible de se livrer aux autres. Il finit par se livrer au garde-chasse, aux ouvriers, avec toujours un rapport de classes. Konrad est aussi un autodidacte, qui n’a pas la légitimité de l’institution, donc il soulève aussi toute cette question de l’effort, et le ridicule de tout ça. Ce qui me touche, dans les deux pièces que j’ai créées d’après Bernhard, c’est l’état de précarité dans lequel il place ses personnages. On dit toujours qu’il est misogyne, mais ici, c’est l’homme qui a tout en charge : je trouve ça très touchant, très drôle, et pas forcément misogyne.

Votre dispositif scénique est une proposition assez radicale, où la présence des comédiens est presque mise à l’égal de la vidéo et du son. Comment envisage-t-on le jeu dans un tel dispositif ?

Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier © Alexandre Ah-Ky

Séverine Chavrier : C’est presque comme le jeu masqué : il ne peut pas être autonome, il faut forcément qu’il y ait un regard qui les oriente. Les comédiens ne peuvent pas se rendre compte de ce qu’il se passe dans le cadre. Ça demande donc énormément de direction de ma part et de malléabilité de leur part. Je pense que ça a été assez difficile pour eux : ils se retrouvaient assez isolés, et par le texte, qui les isole de toute façon, et par le barnum technique, qui a fait qu’ils ne savaient pas toujours ce qu’était le spectacle. J’ai beaucoup filmé et travaillé avec eux sur les rushes, afin qu’il puissent suivre la partition vidéo qui était en train de se construire.

À l’arrivée, cela génère ces désaccords de jeu qui sont très intéressants.

Séverine Chavrier : Surtout pour Marijke : elle était le centre de tout, au départ, c’était aussi une pièce sur elle. Son cadre était le cadre fixe, le bureau de Laurent est arrivé plus tard… Mais en terme de direction, je trouve que la pièce va bien quand le jeu d’acteurs passe au-dessus du dispositif. Tout d’un coup, les cadres s’élargissent. Quand le dispositif devient trop fort par rapport aux acteurs, parce qu’ils sont un peu en-dessous, c’est moins intéressant. Pour le son, pareil : s’il y a le bon son, le cadre devient vivant. Il y a un équilibre à trouver. Quand je parlais d’exercice, c’est que j’ai un barnum technique qui fait que pour le moindre accord avec un comédien, il faut faire suivre le son, la lumière, la vidéo, etc. J’ai pieds et mains liés dans la technique.

Dans votre utilisation abondante, presque frénétique, de la vidéo, en plus d’épouser le verbe un peu maniaque de Bernhard, n’y a-t-il pas une volonté de rejoindre un certain régime d’images contemporain ?

Séverine Chavrier : Je n’en ai pas l’impression. Avant ça, j’ai fait l’Aria da Capo avec des jeunes adolescents qui se filmaient à l’iPhone, par exemple, et même là, je cherchais plutôt Méliès et Cocteau que l’image contemporaine. Ici, j’ai l’impression qu’on a cherché, avec des caméras de surveillance, à aller plutôt vers la peinture. J’aime la vidéo quand elle a un sens dramaturgique : j’ai l’impression que c’est le cas ici. J’aime aussi la beauté, quand il y a une forme d’élégance, je ne suis pas trop de l’esthétique du trash.

Comment est né le personnage de l’infirmière, incarné par Camille Voglaire ?

Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier © Alexandre Ah-Ky

Séverine Chavrier : Il y avait déjà une gageure : faire incarner les visiteurs. avoir Camille sur scène, ça nous permettait aussi, grâce aux masques, de faire jouer tous ces visiteurs. Et je voulais travailler sur ce meurtre qui n’est pas élucidé : est-ce que c’est la femme de Konrad qui a demandé qu’on l’euthanasie, est-ce que c’est l’infirmière, est-ce que c’est lui, est-ce qu’il a tué les deux… La triangulation me paraissait juste. Ça permettait à Konrad de dire autre chose, et de montrer aussi ce désir qui n’est jamais là, qui est toujours en évitement chez Bernhard.

Se dessine aussi une forme d’entraide : la femme de Konrad n’est plus complètement seule face à lui.

Séverine Chavrier : Oui, après, il y a plusieurs équilibres possibles : les deux femmes contre l’homme, et surtout les deux monstres contre l’invalide, avec cette rivalité sur le soin.

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec le musicien Florian Satche ?

Séverine Chavrier : C’est la première fois que je travaille avec un musicien sur scène pour un de mes spectacles. J’ai connu Florian à Orléans, où je dirige le CDN, et je trouvais qu’il amenait quelque chose de tellurique, et toute une dimension ouvrière de la platrière : ce côté métallique, sa manière de faire du son sur les parois, que je trouve très belle…

Travaillez-vous avez des influences, notamment plastiques, en tête ?

Séverine Chavrier : J’adore le fameux retard du théâtre sur les arts plastiques. Pour le travail de l’espace, la rencontre avec la scénographe Louise Sari a été importante, car elle va très vite dans ses références. On a pu travailler organiquement, et ma place est juste, qui consiste à s’assurer que que les objets soient en place pour que tout soit très joueur, et donc que ça soit traversé par le jeu. On se nourrit aussi beaucoup d’iconographies. Et il y a quand même beaucoup d’éléments autobiographiques, sans quoi je n’aurais pas trop de légitimité à faire le spectacle. Je connais bien la montagne, la forêt, le froid : j’ai grandi en Haute-Savoie, dans les vallées, et j’ai toujours cru que je comprenais Bernhard aussi à cause de ça.

Propos recueillis par Samuel Gleyze-Esteban

Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier, d’après La Platrière de Thomas Bernhard
Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier
1 Rue André-Suarès
75017 Paris

Tournée
Du 3 au 11 juin 2022 au Théâtre national de Strasbourg
Les 8 et 9 juillet 2022 au Teatro Nacional São João, Porto (Portugal)

Mise en scène – Séverine Chavrier
Scénographie – Louise Sari
Vidéo – Quentin Vigier
Son – Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Lumière – Germain Fourvel
Costumes – Andrea Matweber
Éducation des oiseaux – Tristan Plot
Accessoires – Rodolphe Noret

Crédit photos © Mathias Steffen © Alexandre Ah-Ky

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