Au Théâtre de Nanterre-Amandiers, Katia Ferreira traverse tel un fantôme irradiant l’adaptation très cinématographique de Cyril Teste, de La Mouette d’Anton Tchekhov. Cigarette à la main, visage filmé en gros plan, elle incarne une Macha silencieuse, mélancolique, presque impalpable, mais véritable âme du domaine et personnage central de cette mise en abîme du théâtre, du temps qui passe. Rencontre avec une artiste lumineuse.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
J’ai vu très peu de spectacles, enfant. Mon premier souvenir, ces sont les coulisses des spectacles annuels des cours de danse que je prenais. Les derniers préparatifs dans la salle municipale, les placements en lumière, les costumes un peu kitchs, le petit trac, l’admiration que j’éprouvais pour « les grandes. » Plus tard, je me souviens avoir vu Le Dernier Caravansérail et avoir été interpellée par l’expérience collective que proposait la troupe du Soleil: l’accueil du public dans le théâtre par Ariane Mnouchkine en personne, partager ce repas avec les autres spectateur.rice.s, voir les comédien.ne.s se maquiller dans les coulisses à vue. Je me souviens aussi d’une scène de tempête, avec des draps que des comédien.ne.s faisaient ondoyer, et deux d’entre eux qui tentaient de traverser cette mer déchaînée, accrochés à une corde. Je jubilais d’assister à la mécanique du spectaculaire. J’étais autant touchée par la situation tragique que jouaient les comédien.ne.s que par la dénudation des procédés scéniques. Je crois que j’ai compris ce soir là pourquoi on parlait d’ « art vivant ».
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
J’ai commencé à faire du théâtre à un âge où il n’était pas question de « carrière », à l’invitation d’une professeure de français. C’était assez incongru parce que j’étais excessivement timide, mais j’aimais déjà les textes. Le désir d’être sur scène est né très tôt, presqu’immédiatement. Mais il m’a fallu beaucoup de temps pour avoir le courage de l’assumer. Après le bac, j’ai d’abord fait une prépa littérature, puis des études de littérature comparée et de philosophie esthétique à l’université. Je m’apprêtais à préparer l’agrégation et la prise de conscience que je n’avais surtout pas envie d’ « embrasser une carrière » précisément, ni dans le « secteur » de l’enseignement ni dans un autre, a été décisive. J’ai pris une année pour reprendre des cours de théâtre. Et je n’ai plus jamais arrêté. Ça m’a choisie autant que je l’ai choisi.
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être comédienne et metteuse en scène ?
La nécessité de m’engager physiquement dans l’amour et l’intérêt que je portais à tous les textes que j’étudiais. L’envie de les ingérer, de les mastiquer, d’éprouver et de raffiner l’écart entre ce que je comprenais intellectuellement de ces textes, et l’écho qu’ils trouvaient en moi. Aller de la raisonnance à la résonance. Le théâtre, c’était cet art total, hybride, au carrefour de la littérature, de la danse, des arts plastiques, des sciences humaines et sociales, qui me permettait justement de ne pas choisir, d’embrasser en même temps toutes les choses qui m’intéressaient. Quand la question de la formation s’est posée, je me suis très spontanément tournée d’abord vers le plateau, en choisissant des écoles d’acteur.rice.s. C’est pendant mes études à l’École Supérieure d’Art Dramatique de Montpellier, au moment des cartes blanches d’élèves, que le désir de mettre en scène est apparu. J’ai monté Foi, Amour, Espérance, d’Ödön von Horvath avec mes camarades. J’ai aimé les regarder jouer et essayer de comprendre de l’extérieur les chemins qu’ils.elles prenaient.
J’ai aimé aussi réfléchir à la façon dont on pouvait formaliser des idées dans l’espace et dans le temps. Cette envie perdure. J’aimerais beaucoup continuer à faire les deux : jouer et mettre en scène. J’ai le sentiment que les deux sont absolument interdépendants.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
C’était Nobody de Cyril Teste en 2013, alors que j’étais étudiante à l’ENSAD. Cyril et le Collectif MxM menaient des laboratoires nomades sur la performance filmique depuis quelques années déjà. Il est arrivé à l’école en nous proposant de faire sa première performance filmique en public et en décor naturel dans les bureaux du Festival Le Printemps des comédiens, à Montpellier, à partir de textes de Falk Richter. Ça a été une expérience très forte pour toute ma promotion. Toutes les nuits, nous investissions les bureaux du festival pour répéter, et nous partions au petit matin pour laisser les équipes du festival travailler. À ce moment-là, les nouvelles technologies n’étaient pas aussi perfectionnées qu’aujourd’hui. Le système de retransmission vidéo en direct ne pouvait fonctionner qu’avec des caméras filaires. Nous devions donc tenir les câbles des caméras pour éviter qu’ils s’enroulent ou qu’ils se cassent. La première fois que nous avons joué Nobody dans cet immeuble, c’était vraiment une expérience étrange. On ne voyait pas le public, on entendait à peine une rumeur au loin, lorsqu’il riait. On a vraiment pris conscience de ce qu’on venait de faire au moment des saluts, en sortant de ce bâtiment.
Nous étions alors en fin de deuxième année d’école. Cyril nous a ensuite proposé de reprendre le spectacle dans une version scénique en 2015, un an après notre sortie de l’école. On avait eu la chance incroyable de débuter notre vie professionnelle avec ce spectacle que nous aimions tant, tou.te.s ensemble, pendant deux saisons. Il y avait une synergie particulière entre ces deux groupes – Le collectif MxM composés de techniciens créateurs et La carte blanche, le collectif d’acteur.rices que nous avons créé à notre sortie d’école – qui formaient l’équipe de ce spectacle. C’est assez rare. Ça ne se reproduit pas à chaque création.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Le Sacre du Printemps et Café Müller de Pina Bausch, dans les arènes de Nîmes en 2016. Ce sont vraiment les plus beaux spectacles auxquels j’ai assisté de ma vie. Tous les spectacles de Pina Bausch que j’ai vus en vrai, ou en vidéo, m’ont complètement retournée. Mais à Nîmes, dans les arènes, à ciel ouvert, c’était une expérience inouïe.
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
J’ai fait la plupart de ces rencontres à l’école de Montpellier, à commencer par Ariel Garcia Valdès lui-même, qui la dirigeait alors. Dès notre arrivée, il nous a donné les clés de cette maison. Et c’était véritablement ça : une maison, pas un lieu d’enseignement ou de pédagogie, mais un espace de rencontre et de travail pour des artistes expérimenté.e.s et de jeunes artistes. L’école, c’était un lieu de recherche, de liberté absolue, où l’on était autorisé.e.s de tout tenter, tout essayer, et même – ou surtout – de se planter. Pourvu qu’on prenne des risques, qu’on sorte de nos zones de confort.
Il y a invité des artistes qui ont été des rencontres majeures pour moi: André Wilms, Evelyne Didi, Dag Jeanneret, Guillaume Vincent, Cyril Teste bien sûr.
J’ai eu la chance d’y rencontrer aussi la plupart des comédien.ne.s et des metteur.se.s en scène avec qui je travaille par ailleurs. Presque tou.te.s les comédien.ne.s qui jouaient dans mon premier spectacle « First Trip », (d’après Virgin Suicides de Jeffrey Eugenides) ont un lien avec cette école. Certain.e.s étaient mes camarades, d’autres mes professeur.e.s.
Et puis il y a l’équipe du Festival du Paon, dirigé par Alice Sarfati et Vincent Steinebach. Depuis 6 ans, nous y créons tous les étés des spectacles originaux que nous jouons dans des lieux non théâtraux, autour de Banon, dans les Alpes Haute Provence.
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Le théâtre est plutôt essentiel à mon intranquillité. Il est ce qui me met en branle, ce qui m’anime, ce qui me sort de la quiétude pour me permettre d’être en mouvement.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Tout. Les plus petits riens.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Chaque projet appelle un rapport différent à la scène, je crois. Pour La Mouette, il fallait revenir à un rapport très instinctif au plateau, se débarrasser de toutes les idées préconçues que l’on peut avoir sur l’écriture de Tchekhov, ou sur la façon dont il faudrait monter ses pièces, ou aborder sa langue. C’est une matière à jouer merveilleuse pour des comédien.ne.s. Les personnages féminins sont particulièrement fins, denses et complexes. Je rêvais de jouer ce rôle de Macha. Je trouve que c’est un des piliers de la pièce, pourtant souvent sous-exploité dans les mises en scène que j’avais vues auparavant. C’est aussi la plus lumineuse paradoxalement, celle qui essaie avec le plus de force et de détermination de s’en sortir.
Cyril fait toujours un riche travail de recherches iconographiques sur les personnages en amont au travail de plateau. On a regardé beaucoup de films ensemble. Ensuite, tout le travail a consisté et consiste encore à mettre le texte devant soi, à ne pas l’intellectualiser ou à le « pychologiser ». À le laisser revenir vers soi, comme le ressac d’une vague, à continuer de s’étonner de ce qu’on n’avait pas encore compris, ou vu. Et si la forme est ténue et précise, il reste de la place pour des surprises et des découvertes.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Là encore, je dirais que le désir se déplace, selon les rôles et les projets.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
J’aimerais continuer à travailler avec toutes les personnes avec lesquelles je travaille déjà, continuer à inventer et à explorer avec les vivantes, continuer à dialoguer avec les mortes, cultiver ces fidélités qui me sont chères. J’aimerais beaucoup aussi être dirigée par des femmes, ça m’est peu arrivé. Comme par exemple Gisèle Vienne, Jeanne Candel, Anne-Cécile Vandalem, ou Julie Duclos. Et travailler avec des artistes portugais, comme Tiago Rodrigues, jouer en portugais, ma langue maternelle.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Ce qui serait fou aujourd’hui, ce serait d’avoir vraiment du temps pour chercher. Faire un spectacle monstre. Avec beaucoup de monde sur le plateau. Un spectacle marathon, dans des lieux différents, avec des groupes de publics différents, où il faudrait passer d’une intrigue à une autre, d’un personnage à un autre, d’une temporalité à une autre.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Cap au Pire, de Beckett !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
a mouette d’après Anton Tchekhov
Mise en scène de Cyril Teste
Création juin 2021 au Printemps des Comédiens
Reprise
Du 14 au 30 avril 2022 au Théâtre de Nanterre-Amandiers
Crédit photos © Manon Cha et © Simon Gosselin