Au TNS, Christine Letailleur redonne vie à l’une des plus brillante salonnières du siècle des Lumières, la fascinante Julie de Lespinasse. À travers sa correspondance, la metteuse en scène invite à une plongée vertigineuse dans le cœur d’une femme passionnée, libre, d’une grande amoureuse, qu’interprète intensément Judith Henry.
Une femme en tenue grand siècle est assise devant un secrétaire à peine stylisé par une planche de bois sortie d’une cloison bleu turquoise. Gracieuse, la main levée au-dessus de sa tête, elle semble perdue dans ses pensées. Elle rêve à l’homme qui a ravi son cœur, le trop charmeur Chevalier de Guibert. Elle l’a dans la peau, dans la chair. Elle se ronge les sangs en attendant sa prochaine missive qui ne vient pas. Elle désespère. Femme de lettres éprise d’amour, de liberté, Julie de Lespinasse (troublante Judith Henry) vit recluse dans son appartement parisien depuis qu’elle a fermé son salon, si prisé par des philosophes, des écrivains, des artistes.
Une femme libre
Rien ne prédestinait la charmante et vive Julie de Lespinasse à devenir la muse des encyclopédistes, un des beaux esprits de Paris. Enfant naturelle de la comtesse d’Albion et du comte de Vichy, elle était vouée à vivre cacher dans quelque maison de province, dans quelque couvent. Séduite par la jeune fille, sa tante paternelle, Mme du Deffand, la prend sous aile, comme dame de compagnie, et lui ouvre les portes des salons parisiens. Brillante, elle en devient l’un des joyaux, volant la vedette à sa bienfaitrice. Spirituelle, intelligence, ardente, elle lie avec Condorcet, Montesquieu, Turgot et Marivaux, entre autres, de belles et profondes amitiés. Son cœur exalté s’offre à d’Alembert, à qui elle inspire une grande passion. Sans attache autre que celle de ses sentiments, elle mène une vie libre protégeant toutefois son honneur de tout scandale.
Une âme romantique
Bien avant Musset, Chateaubriand ou Hugo, Julie de Lespinasse ouvre la voie au romantisme, à la passion dévorante, aux blessures du cœur. Plume incandescente, elle livre dans ses lettres tout ce que son cœur ressent, félicités, folles affections, reproches et jalousie. Vénérée par le Marquis de Mora (évanescent Manuel Garcie-Kilian), un jeune espagnol qui meurt sur les routes de France de la tuberculose en tentant un voyage funeste dans le seul but de la revoir, elle cède aux avances du trop séduisant Guibert. Rongée par la culpabilité, par le doute, tourmentée par le fantôme du bel hidalgo qui hante ses jours, ses nuits, trahie par son dernier amant, qui épouse ailleurs, gloire et fortune, elle se meurt d’amour loin du monde qui l’a tant portée? aux nues.
Souffles de vie
Avec beaucoup d’intelligence et de délicatesse, Christine Letailleur esquisse le portrait d’une femme en avance sur son temps. S’appuyant sur la scénographie très épurée qu’elle cosigne avec Emmanuel Clolus, elle offre aux mots de Julie de Lespinasse, à ceux de ses amis, de ses amants un écrin de toute beauté sans afféteries, sans maniérisme. Chaque parole écrite, échangée, chaque pensée, frappe juste, touche au cœur. Entraînant le public au cœur de l’intimité de l’épistolière, au crépuscule de sa vie, la metteuse en scène invite à découvrir tout un monde d’émotion, d’émoi, de trouble loin des tumultes du quotidien.
Une comédienne en état de grâce
On peut bien sûr regretter l’excès de microtage, de sonorisation, qui parfois gomme les reliefs de la passion, de la tragédie sourde qui se joue dans la tête de cette impénitente amoureuse, quelques images vidéo superfétatoires, mais le jeu habité, ciselé et virtuose de Judith Henry suffit à embarquer sur la carte de Tendre. Omniprésente, lumineuse, elle est Julie de Lespinasse réincarnée, fervente, démesurée, une romantique avant l’heure, une femme émancipée intensément moderne…
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Julie de Lespinasse D’après la biographie de Julie de Lespinasse de Pierre de Ségur et les lettres au colonel de Guibert
Adaptation et mise en scène de Christine Letailleur
Avec Manuel Garcie-Kilian, Judith Henry et la voix Alain Fromager
Scénographie d’Emmanuel Clolus, Christine Letailleur
Lumière de Grégoire de Lafond
Son de Manu Léonard
Vidéo de Stéphane Pougnand
Costumes d’Élisabeth Kinderstuth
Assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez