Il neige sur la platrière, cette habitation en ruines qui fut autrefois une usine. Quatre vagabonds passés par là trouvent un cadavre vautré dans un fauteuil, visiblement depuis des jours. Leurs visages sont enkystés par des masques épais, leurs voix aiguës, déformées et chevrotantes. Il règne une ambiance particulièrement glauque dans ce tableau de malheur, grossie par des détails filmés et projetés sur le pan de mur qui nous fait face. Un diorama en putréfaction, encapsulé derrière un voile-écran qui s’étire du sol au plafond et accueille des projections en transparence, redoublant parfois les images projetées derrière, sur le mur, dans un agrandissement qui confine à l’abstraction. Proche de l’esprit du roman de Thomas Bernhard et construite comme celui-ci en flash-back, la pièce de Séverine Chavrier part de cette scène de crime pour retracer les dernières heures d’un couple avant un inéluctable meurtre.
Dans les hauteurs alpines
Dans le foisonnement d’indices disséminés dans la pièce, on reconstruit ainsi l’image passée du couple Konrad, dont l’ancienne gloire bourgeoise hante les reliques poussiéreuses qui jonchent chaque table, chaque étagère, jusqu’au sous-sol : des effigies de la vierge Marie, l’Henri d’Ofterdingen de Novalis transformé en vestige d’un romantisme germanique que Bernhard charge son protagoniste de railler pour lui. On comprend que le couple s’est installé ici, dans les hauteurs alpines, pour offrir à Konrad, scientifique autodidacte, le calme nécessaire à l’écriture d’un ambitieux essai sur l’ouïe dont il n’est pas capable d’écrire un mot.
Dans ce décor décati, Mme Konrad est clouée à son siège par une maladie qui n’est pas nommée, peut-être inventée de toutes pièces dans le seul but de pourrir la vie à son mari — pense-t-il. Le calme recherché par le couple, peut-être halluciné à partir de tableaux bucoliques d’une Autriche qui se rêvait pure, est recouvert par les appels de l’infirme et les visites de passants impromptus. Rescapés d’un asile ou livreurs ubérisés, ces bonhommes au visage en latex errent sans autre discours à tenir qu’une plainte confuse, comme une misère sociale et existentielle qui vient rattraper les ermites à leur porte.
Hypertrophie sensible
Chavrier épouse à bras-le-corps ce récit en spirale à travers une forme maximaliste et baroque. Ce huis-clos déborde, suinte, les effets visuels et sonores extrapolent chacun de ses détails. Musicienne de formation, la metteuse en scène ne perd jamais de vue sa recherche synesthétique, par laquelle le son participe à la composition d’un milieu ultrasensible. D’autant que l’ouïe est le problème central de Konrad, sujet de la thèse qu’il est incapable d’écrire et médium de son empêchement à écrire celle-ci, indisposé qu’il est par le moindre des sons qui l’extirpent de sa retraite monacale. Chaque son est décuplé en direct par le musicien Florian Satche dans une hypertrophie auditive qui constitue notre principale porte vers l’intériorité psychotique du pseudo-scientifique.
La préséance de l’audiovisuel dans le dispositif constitue un parti pris déconcertant, tant la présence sur scène s’en voit réduite à peu de choses, souvent un petit recoin de ce décor à tiroirs, tandis que la vidéo broadcaste tour à tour différentes parties du décor, visibles et cachées, façon poste de surveillance. L’esthétique lorgne autant du côté du théâtre que de l’art vidéo — on ne peut s’empêcher de penser aux abjects Trash Humpers d’Harmony Korine devant les images numériques de ces créatures masquées et destructrices qui ne cessent de revenir comme un refoulé. Le rendu est volontairement chargé et sale, mais le désordre tel qu’il est organisé sur scène, style syndrome de Diogène, et la reconfiguration progressive du décor ont pour effet de maintenir le spectateur dans une posture active, même si les caméras guident le regard tout du long.
Au-delà de l’efficacité de ce dispositif mastodonte, la quasi-occultation de toute présence sur scène tient grâce à la grande qualité de son trio de comédiens. Marijke Pinoy offre une noirceur presque hollywoodienne à son rôle de lucide rendue folle. Laurent Papot incarne Konrad dans un mélange de frénésie et d’hébétude qui épouse la logorrhée bernhardienne, et Camille Voglaire est tout à fait surprenante dans un rôle original, malléable et néanmoins riche à travers lequel se réfracte la folie du couple. Si Chavrier s’amuse à frôler la saturation la plus totale, et prend par là le risque d’irriter, elle impressionne justement dans sa capacité à ne pas perdre les nombreux fils tissés par le roman de Bernhard ; à ne pas sombrer, donc, dans la vanité. La richesse thématique du récit, qui ne cesse d’ouvrir des pistes de lecture à ce récit de haine larvée dans les débris d’une bourgeoisie décadente, où s’expriment aussi les dépendances conjugales, les désirs divergents, l’incapacité d’agir et la jeunesse perdue, se déploient ainsi dans l’ampleur d’une pièce parfois suffocante, mais néanmoins enthousiasmante.
Samuel Gleyze-Esteban
Ils nous ont oubliés de Séverine Chavrier, d’après La Platrière de Thomas Bernhard
créé le 12 mars 2022 au Teatro nacional de Catalunya – Barcelone.
Présenté en avril 2022 au Tandem – Scène Nationale
Reprise
16 janvier au 10 février 2024 à La Colline – Théâtre national
Tournée
Du 12 au 27 avril 2022 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris
Du 3 au 11 juin 2022 au Théâtre national de Strasbourg
Les 8 et 9 juillet 2022 au Teatro Nacional São João, Porto (Portugal)
Mise en scène de Séverine Chavrier
Scénographie de Louise Sari
Vidéo de Quentin Vigier
Son de Simon d’Anselme de Puisaye, Séverine Chavrier
Lumière de Germain Fourvel
Costumes de Andrea Matweber
Éducation des oiseaux – Tristan Plot
Accessoires – Rodolphe Noret