Dans la mesure de l’impossible fait parler les travailleurs de l’humanitaire, ceux qui refusent d’être considérés comme des héros mais avancent avec courage et abnégation sur les terrains des crises du monde entier. L’auteur et metteur en scène portugais, futur directeur du Festival d’Avignon, installe dans cette dernière création une écoute profonde et pudique qui fait résonner le sens de l’engagement humanitaire et les questionnements qui l’accompagnent.
Alors que la guerre en Ukraine conditionne notre regard sur la dernière pièce de Tiago Rodrigues, Dans la mesure de l’impossible rappelle qu’au cœur de l’insoutenable, la fourmilière humanitaire ne s’arrête jamais de grouiller. Cela, dans le monde entier, même si le spectacle décide de taire les zones dans lesquelles se rendent, dans leurs souvenirs, ses personnages. À la place d’une géographie claire, les quatre témoins présents sur scène, qui portent comme des cicatrices les images de désespoir et de violence qui ont imprimé leurs rétines, se situent dans un monde binaire, seulement partagé en deux continents : d’un côté, le possible, et l’impossible de l’autre, abyssal, qui donne son titre au spectacle. Comme l’expression d’une détresse universelle perçue à travers le prisme des droits de l’Homme, manifestation d’un univers mondialisé au sein duquel francophones, lusophones ou anglophones se croisent indistinctement sur les terrains des catastrophes du monde entier afin de porter secours aux blessés et aux dépossédés.
Se mettre à l’écoute
Écrite à partir d’une centaine d’heures d’entretiens menés depuis Genève avec des membres de la Croix-Rouge, la pièce rejoue justement, dans le rapport scène-salle, ce même travail d’écoute : nous sommes à la place des enquêteurs, face à ces quatre témoins qui déclinent, en adresse directe, une suite d’anecdotes glanées sur les champs de bataille. L’une ne dort plus après avoir écarté au bâton un attroupement d’affamés prêts à se piétiner pour un peu de nourriture ; ailleurs, un volontaire donne son sang à un enfant prêt à rendre son dernier souffle. Une autre se rappelle un sauvetage qui aura interrompu, pendant quelques précieuses minutes, d’inlassables rafales de mitraillettes. Ces échos d’un autre monde renferment une réalité difficilement dicible, dont les odeurs de mort reviennent aux personnages comme l’ultime trace sensible.
En-deçà de toute analyse du système humanitaire (bien qu’un des récits en rappelle les possibles dérives) la pièce est un portrait collectif d’individus héroïques et engagés, mais en proie à la mélancolie et au questionnement constant : vis-à-vis de leur « amour pervers du désastre », de l’incompréhension des proches, de l’impossibilité de « changer le monde », de l’épreuve constante du dilemme moral niché dans chaque acte. De la solitude qui les guette, aussi, ces perpétuels déracinés dont les jambes et les esprits s’engourdissent dans le confort de leurs maisons. Ces interrogations philosophiques trouvent parfaitement leur place dans l’écriture de Rodrigues, qui entrelace, dans la bouche de ses personnages, les récits au passé et les réflexions au présent. La scénographie ingénieuse de Laurent Junod, Wendy Tokuoka et Laura Fleury donne corps à ce paysage mental malléable, non pas illustratif mais évocateur, d’abord de montagnes, puis d’un désert, enfin d’une grande tente, sous les très belles variations lumineuses de Rui Monteiro.
Montrer la complexité
Il faudrait pouvoir « montrer la complexité », réclame l’un des quatre humanitaires. En réponse, la pièce construit un canevas direct, guidé par le dire, sans effets ni pathos superflus. Rodrigues instaure la juste distance entre les horreurs évoquées et leur expression, distance honorée par son beau quatuor de comédiens — Adrien Barazzone, Baptiste Coustenoble, Beatriz Brás, qui se dévoile dans un très beau chant, et Natacha Koutchoumov, présence intense et vibrante. Le quatuor est accompagné au plateau par le bouillonnant percussionniste Gabriel Ferrandini, sculpteur de son sur le fil duquel chaque récit avance en équilibre, plaçant ceux-ci à distance en même temps qu’il les dramatise pour la scène, avant l’éruption finale qui sert à la pièce de dernier mot.
Ce théâtre de dispositif n’a guère besoin de l’accumulation pour s’épanouir. De la masse de témoignages qui ont été recueillis pour le spectacle aurait pu être extraite une essence plus concentrée encore, qui aurait laissé intacte la force de l’ensemble. La pièce n’en est pas moins un essai ample de résonance, tenu par une écoute tendue et lumineuse, évoquant avec finesse le vécu de ces humanitaires et leur engagement à corps perdu, dressé face à l’indémélâble souffrance du monde, et dans une terrible conscience de celle-ci.
Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Besançon
Dans la mesure de l’impossible de Tiago Rodrigues
CDN Besançon – Franche-Comté
Avenue Edouard Droz
Esplanade Jean-Luc Lagarce
25000 Besançon
Spectacle créé le 1er février 2022 à la Comédie de Genève.
Tournée
Du 12 au 14 avril à La Coursive, Scène nationale La Rochelle
Le 29 avril au Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues
Du 4 au 6 mai au Maillon – Théâtre de Strasbourg, Scène européenne
Du 11 au 14 mai au Théâtre du Nord, CDN Lille-Tourcoing
Les 18 et 19 mai aux Scènes du Golfe, Vannes
Du 25 au 27 mai au Piccolo Teatro di Milano- Teatro d’Europa
Du 16 septembre au 14 octobre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Texte et mise en scène – Tiago Rodrigues
Traduction – Thomas Resendes
Scénographie – Laurent Junod, Wendy Tukuoka, Laura Fleury
Composition musicale – Gabriel Ferrandini
Lumière – Rui Monteiro
Son – Pedro Costa
Costumes et collaboration artistique – Magda Bizarro
Assistanat à la mise en scène – Lisa Como
Fabrication du décor – Ateliers de la Comédie de Genève
Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov, Gabriel Ferrandini
Crédit photos © Magali Dougados