À la Fabrique, second lieu de création et de diffusion de la Comédie de Valence, avant une tournée itinérante dans la Drome et l’Ardéche, Tünde Deak tisse un récit intime autour de son singulier prénom et ses origines hongroises. Avec humour, tendresse et douce émotion, la dramaturge et metteuse en scène plonge dans ses souvenirs à la recherche de son identité et signe un spectacle qui fait étrangement écho à l’actualité.
Le ciel rougeoie au-dessus des bâtiments entièrement recouverts de graffitis de la Fabrique. Devant la porte, de ce lieu redevenu depuis peu un incontournable de la vie culturelle valentinoise, les premiers spectateurs arrivent par groupes. Certains profitent de l’agréable fraîcheur de l’air, d’autres se dirigent vers le bar, enfin rouvert, pour commander une limonade, un verre de vin, une bière. L’atmosphère est conviviale. L’absence de masques facilite les échanges. Les visages enfin retrouvés rendent les discussions plus fluides, plus riches, moins stéréotypées. L’heure d’entrée dans la salle est arrivée. Pas une place vide, le public retrouve le chemin des théâtres. Le printemps s’annonce radieux.
Entre les lettres
Sur scène, cinq immenses lettres peintes en gris métallique trônent, majestueuses, imposantes. Elles composent la singularité du prénom de l’autrice et metteuse en scène. Avec malice, Florence Janas s’empare de ce T, de ce U tréma ou umlaut, c’est selon, de ce N, de ce D qui râpent en bouche tant ils dissonent l’un à côté de l’autre, et enfin de ce E sans accent mais qui se prononce é. Elle les répète à l’envi, s’en gargarise, s’en amuse. Entre incongruité et étrangeté, la comédienne fait sienne cette identité, lui donne corps et chair.
Un conte à dormir debout
Depuis son enfance en région parisienne, Tünde a l’habitude qu’on écorche son prénom, qu’on la regarde avec des yeux ronds quand elle se présente. À chaque nouvelle invention de son interlocuteur, elle prend son mal en patience et s’imagine autre. De Tinder à Thursday, en passant par Toutoune, Toundra ou Dundee, la jeune femme s’invente des vies épiques, romanesques. Née en Mongolie, grand black vivant au Bénin ou ayant grandi auprès de crocodiles, elle se glisse discrète dans un monde qui ne semble pas vouloir lui donner une identité propre. Rêvant parfois de s’appeler Léa, de ne plus avoir à justifier qui elle est — prénom hongrois signifiant petite fée, mais née à Nanterre — , elle navigue à vue, se construit au gré des étiquettes qu’on lui colle à la peau, se réajuste à chaque nouveau petit nom.
Histoire paternelle en filigrane
Mais pourquoi ce prénom tout droit sorti des aventures du prince Csongor, une pièce en cinq actes écrite par le dramaturge hongrois Mihály Vörösmarty ? Tout commence à Budapest en 1956. Par un beau et froid matin de novembre, les chars russes envahissent la ville. Huba Deak (Geoffrey Carey) a 14 ans. Face à la menace, il fuit son pays, trouve refuge en France avant de partir à l’âge de 17 ans pour le Brésil. Cherchant sa voie, à 19 ans, il prend le bateau, traverse dans l’autre sens l’Atlantique et s’installe à Paris. La vie coule. Après avoir enchaîné les petits boulots, il entre dans la fonction publique, rencontre une Française, l’épouse et devient papa de deux petites filles. Puis du jour ou lendemain, sans crier gare, il retourne sur sa terre natale. Entremêlant les récits, le sien et celui de son père, l’un joyeux et l’autre plus mélancolique, Tünde Deak évoque avec finesse et ingéniosité son histoire, celle qui se cache derrière ce détonnant prénom.
Des troublants parallèles
Évidemment, le parallèle avec l’actualité est frappant autant que flagrant. En questionnant sa place dans une société qui refuse de la nommer correctement, les blessures secrètes causées par le déracinement, elle signe un spectacle fort et émouvant. Entre rires et larmes, passant de l’intime à l’universel, elle met en scène sa vie, lui donne corps et réveille en chacun de nous la notion de quête d’identité. Au-delà de l’autoportrait, de son apparente légèreté, Tünde Deak met en lumière tout un pan de l’histoire européenne, celle de ces pays de l’Est tiraillés entre désir d’occident et passé soviétique, et éclaire ainsi d’un autre regard le drame ukrainien.
Porté par deux comédiens habités, la pétillante Florence Janas et l’élégant Geoffrey Carey, Tünde [tyndε] est une fable contemporaine aussi drôle que touchante qui fait écho aux bruits du monde, à ses fêlures, ses flux migratoires, ses contradictions, ses forces, ses excentricités… Un moment de théâtre à savourer pleinement !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé spécial à Valence
Tünde [tyndε] de Tünde Deak
Création le 8 mars 2022
La Fabrique
Comédie de Valence
78 Avenue Maurice Faure
26000 Valence
Jusqu’au 11 mars 2022
Tournée
Le 17 mars 2022 à La Filature, Scène nationale de Mulhouse dans le cadre des Vagamondes
Du 24 mars au 15 avril 2022 – La Comédie itinérante – Tournée décentralisée en Drôme et Ardèche de la Comédie de Valence
Du 02 au 7 mai 2022 au Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val- de-Marne
Texte et mise en scène de Tünde Deak
Avec Geoffrey Carey, Florence Janas
Scénographie de Marc Lainé
Lumière de Kelig Le Bars
Son de Michaël Selam
Costumes de Dominique Fournier
Collaboratrice artistique – Anouk Maugein
Construction décor – Asta La Vista
Équipe artistique pour la version LSF:Compagnie ON OFF
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage