Au TNS, Mathilde Delahaye inaugure le Hall Grüber, entièrement rénové, avec un oratio singulier, vibrant où s’entremêlent et s’entrechoquent les paroles d’anonymes collectées sur une ligne d’écoute bénévole. Donnant le pouls des détresses et solitudes humaines, elle imagine une œuvre à la dramaturgie tenue mais d’une rare beauté plastique.
Murs noirs, poutres grises et briques roses composent la belle harmonie architecturale du Hall Grüber, qui après un peu plus de deux ans de travaux, rouvre au public. Dans ce lieu très « indus », Mathilde Delahaye, issue du Groupe 42 de l’École du TNS, continue son travail exploratoire d’un théâtre paysage esthétisant et social. Après le très réussi Maladies ou femmes modernes d’Elfriede Jelinek en 2018, qui questionnait la place des femmes dans nos sociétés contemporaines et le très « queer » Nickel sur l’underground et le voguing, la jeune metteuse en scène se penche cette fois sur ces êtres de l’ombre, ces laissés pour compte, dont l’existence ne tient qu’à l’enregistrement d’une voix anonyme collectée sur une ligne d’écoute bénévole.
La force des maux, le poids des images
Une immense étendue d’eau noire sert de décor. Miroir des âmes autant que contrepoint aux mots de la nuit qui s’égrènent et retentissent sous la voûte de béton, elle offre à l’espace scénique, imaginé par le très doué Hervé Cherblanc, une infinité de compositions et de tableaux tous plus beaux, plus oniriques les uns que les autres. Distordus et dédoublés par leurs reflets, les corps des trois comédiens et des amateur·rice·s strasbourgeois-es débordent du plateau, investissent d’autres dimensions et offrent aux témoignages, dont ils font écho, une résonnance toute particulière. Portés ainsi au plateau, isolements, singularités, mal-être et existences en marge d’une société de plus en plus normée et individualiste, prennent intensément vie.
Des êtres de chair
Une altérophile s’exerce, une vache passe, un homme travesti livre dans un souffle de voix le stupre de ces nuits torrides dans des bars de banlieues, une adolescente rejetée parle de son envie d’en finir, Une Niçoise décharge ses pulsions angoissées, s’incarnent dans les voix, les corps, la chair de Claire ingrid Cottanceau, Thomas Gonzalez et Romain Pageard. Véritables passeurs de maux, les comédien.ne.s, auréolé.e.s de lumières qui sculptent magnifiquement l’espace, nimbé.e.s de nuage, ne font qu’un avec ces paroles naît dans la solitude d’une chambre, d’un appartement triste, gris.
Une partition musicale
Avec une délicatesse extrême, Mathilde Delahaye s’empare et se nourrit de ces paroles collectées sur une ligne d’écoute bénévole. S’en servant comme d’une matière première, elle la pétrit, la malaxe, la tort, la transforme sans pour autant en changer l’essence. Devenue entre ses mains expertes un oratio où musique jouée en direct par le violoncelliste Gaspar Claus et voix se confrontent et se conjuguent, la partition se veut éminemment politique et engagée. Révélant les failles d’un système social à la dérive, d’une société de plus en plus autocentrée, qui refuse de voir ceux qu’elle broie et exclut, Je vous écoute est une sorte de manifeste pour un changement radical de paradigme.
Esthétiquement belle, habitée par des artistes lumineux, la performance théâtrale de Mathilde Delahaye se heurte malheureusement à un manque de perspective. Faute d’une dramaturgie ciselée, les propos touchants, troublants de ces anonymes, semblent quelques peu vains. Plus qu’un constat, qu’une variation sur le même thème, on aurait tant souhaité plonger dans les yeux bleu acier de la metteuse en scène et lire tout ce que le spectacle ne dit pas … son engagement, son regard sur le monde, sa verve créatrice.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Strasbourg
Je vous écoute de Mathilde Delahaye
Hall Grüber
TNS
18 Rue Jacques Kablé
67000 Strasbourg
jusqu’au 10 mars 2022
Durée 1h25
Tournée
Les 5 et 6 avril 2022 au Théâtre de l’Union – CDN de Limoges
Texte et mise en scène Mathilde Delahaye assistée de Hugo Soubise
Avec Claire ingrid Cottanceau, Thomas Gonzalez, Romain Pageard
Gaspar Claus violoncelliste
Claudia Gluck athlète crossFit
les amateur·rice·s strasbourgeois-es
Scénographie d’Hervé Cherblanc
Lumière de Sébastien Lemarchand
Son de Lucas Lelièvre
Costumes de Clara Hubert, Ninon Le Chevalier
Collaboration technique – Marion Koechlin
Regard chorégraphique – Pau Simon
Stagiaire assistanat à la mise en scène – Emma Martin
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS
Crédit photos © Jean-Louis Fernandez