Les irresponsables d’Herman Broch - mise en scène d'Aurélia Guillet. TNP © Juliette Parisot

Dissection lucide des graines du totalitarisme

Au TNP, Aurélia Guillet monte Les Irresponsables d’Hermann Broch, une œuvre singulière qui questionne la conscience humaine, son incapacité à empêcher les drames à venir.

Au TNP, Aurélia Guillet monte Les Irresponsables d’Hermann Broch, une œuvre singulière qui questionne, à travers différentes histoires de cœurs et de sexes, la conscience humaine universelle, son incapacité à empêcher les drames à venir. En donnant la vie aux mots de l’écrivain autrichien d’origine juive, la metteuse en scène offre un beau moment de poésie. 

Un rideau noir transparent laisse entrevoir quelques éléments de décor. Une table, des chaises, un lit, le tout recouvert de draps blancs, sont posés çà et là comme abandonnés depuis longtemps, attendant le retour d’un propriétaire dont on ne connait presque rien, juste l’initiale de son prénom – A. pour Andréas. Du lointain, une voix douce, calme, posée, fait le portrait de l’homme qui vécut là jadis, un être somme toute banal. Rien ne semble le distinguer d’un autre, plutôt cultivé, faisant des affaires, il vit, se laisse porter par la vie, inconscient de la cruauté du monde qui l’entoure. À son corps défendant, au fil des récits qui s’enchevêtrent et dont il est l’élément central, il va découvrir son insoupçonnée responsabilité dans un enchaînement de crimes qui, faute d’être enrayé, mène à la catastrophe, en l’occurrence la montée du totalitarisme. 

Amour, sexe et manipulation

Les irresponsables d’Herman Broch - mise en scène d'Aurélia Guillet. TNP © Juliette Parisot

Tout commence comme un Feydeau, un Labiche. Une femme, la baronne Elvire W., que l’on imagine belle, racée, s’ennuie dans sa vie conjugale. Elle s’entiche du premier Dom Juan venu, un certain Von Juna – toute ressemblance avec Le Festin de Pierre de Molière n’est évidemment pas fortuite. De cette union illégitime naît la charmante Hildegarde. Le secret aurait pu être bien gardé si la zélée Zerline, femme de chambre de madame, n’avait pas la manie de vouloir tout savoir. Manipulatrice en diable, avide de chair, elle use et abuse de ses charmes pour tout connaître de ses maîtres. En coulisses, monstre au sang-froid, elle noue et dénoue les bluettes, les mue en drames. Jouant son rôle à la perfection, soubrette ingénue au cœur perfide, elle se confie avec délectation dans un monologue sibyllin au pauvre A. Féroce, elle ferre sa proie, l’emprisonne dans ses rets pour ne plus le lâcher. 

Sentiments et désirs charnels 

Les irresponsables d’Herman Broch - mise en scène d'Aurélia Guillet. TNP © Juliette Parisot

En proie au doute, exsangue, A. cherche ailleurs un peu d’oxygène. Il le trouve auprès de l’innocente Melitta, une orpheline élevée à la campagne par un apiculteur veuf. Malheur à elle, en s’approchant du jeune homme, en cédant aux sirènes de la tendresse, de l’amour, la jeune femme entre bien malgré elle dans le jeu malsain des femmes de cette maison bourgeoise. Peu armée face à ces démones — la baronne, sa fille, la bonne —, elle se brûlera les ailes, le paiera de sa vie. Objet plus que sujet, A. prend conscience trop tard, enfin désaveuglé de la fièvre charnelle qui consume son corps, son âme, de sa responsabilité passive dans cette tragédie humaine. 

Tragique poésie

Les irresponsables d’Herman Broch - mise en scène d'Aurélia Guillet. TNP © Juliette Parisot

Avant toute chose, ce qui frappe dans Les Irresponsables d’Hermann Broch, c’est la poésie des mots, la beauté du texte. Sublimement et subtilement éclairée par la mise en scène tout en épure et sobriété d’Aurélia Guillet, l’écriture de l’auteur autrichien prend vie sous les yeux des spectateurs. Dense, intense, âpre autant qu’ensorcelante, elle entraîne dans les tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle peut avoir de lumineux comme de très sombre. Derrière l’apparence d’une certaine banalité, il livre une analyse fine de la société allemande pré-nazisme et décrit en filigrane comment d’actes isolés, d’une moralité individuelle prise à défaut, on glisse vers une éthique et une responsabilité collective. Ainsi, chacun d’entre nous est obligatoirement impliqué dans tout ce que le monde produit, que ce soit en bien ou en mal. Faisant écho à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à la prise de pouvoir, consentie par le peuple, d’un dictateur, le texte de Broch saisit d’effroi tant il est d’une lucidité implacable. 

Ellipse vidéo 

Porté par trois comédiens habités – Adeline GuillotMarie PiemontesePierric Plathier  et la très réussie adaptation d’Irène BonnaudLes Irresponsables révèle toute la noirceur de l’être humain. Toutefois à force d’ellipses dans le texte, qu’Aurélia Guillet remplace par des images d’archives ou de la vidéo, le lien entre montée du totalitarisme et les crimes triviaux qui égrènent le récit est assez ténu et manque curieusement de tangibilité. C’est bien dommage, tant l’ensemble est formidablement bien maitrisé. 

Peu connu en France, bien que Jeanne Moreau ait joué dans les années 1980, le terrifiant Récit de la servante ZerlineHermann Bloch explose ici dans tout l’éclat de sa plume virtuose. Quelle gageure ! 

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – envoyé Spécial à Villeubanne

Les irresponsables d’Hermann Broch
TNP
Salle Jean-Bouise
8 place Lazare-Goujon
69627 Villeurbanne cedex
Jusqu’au 19 mars 2022
durée 2h45 avec entracte

Mise en scène, scénographie et lumière d’Aurélia Guillet
avec Adeline Guillot, Marie Piemontese, Pierric Plathier et à l’image Miglen Mirtchev, Judith Morisseau et Manel Morisseau Coulloc’h
collaboration à la scénographie et à la lumière – Jean-Gabriel Valot
son de Jérôme Castel
vidéo de Jérémie Scheidler
costumes de Benjamin Moreau 
collaboration dramaturgique – Irène Bonnaud, Alain Jugnon, Marion Stoufflet
assistanat à la mise en scène – Maksym Teteruk
fabrication du décor – les ateliers du TNP

Crédit photos © Juliette Parisot

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