La République française vient de perdre son chef d’État. Des élections anticipées sont programmées. Au sein de la majorité présidentielle, le poulain tout désigné pour poursuivre l’œuvre en marche est un trentenaire aux dents longues, ancien médaillé des JO de Singapour et accessoirement maire de Châtellerault. Paul Chanzelle (étonnant Pierre Duprat) a tout pour lui, un costume bleu gris parfaitement taillé, un sourire « ultrabright », une bonhomie de façade cachant un cynisme éhonté et surtout, à ses côtés, une femme bon chic bon genre prête à tout et même au pire pour l’encourager, le pousser, faire de lui un champion.
Les dessous d’une bataille en rang serré
Au QG de Campagne, installé au Trocadéro, dans les anciens locaux du musée de l’Homme, privatisé de longue date, suite à la grande catastrophe, qui n’a fait qu’accélérer le processus migratoire déjà en cours du sud vers le nord, et devenu depuis le siège du parti Horizon, la garde rapprochée du candidat et favori des sondages s’affaire. On est à dix jours du deuxième tour, dans la dernière ligne droite avant une victoire à portée de main. Il n’est plus temps de retenir les coups, tout est permis pour contrer l’adversaire, une « gauchiste » sans foi ni loi qui dégaine plus vite que son ombre des propositions à l’emporte-pièce pour occuper le terrain, rallier les indécis et en finir avec un libéralisme effréné et conservateur.
De la vacuité des politiques
Avec un sens de la formule et de l’image, le duo du Birgit ensemble croque la classe politique, son manque idéologique, sa course effrénée au pouvoir coûte que coûte, son incapacité à transcender la notion de parti et d’individualité. Discours creux, langue de bois, concepts fumeux prenant le pas sur le le quotidien et le concret, absence de convictions, tirs à vue forcenés sur les réseaux sociaux où se jouent la campagne et l’élection — ce futur nous est proche — , font le sel de ce Roman(s) national. Démultipliant les situations à l’envi dans un huis-clos suspicieux, étouffant, Julie Bertin et Jade Herbulot placent le spectateur-voyeur au cœur des stratégies de campagne. Manipulations, engagement, coups bas, reniement des valeurs, tout y passe : le meilleur, rarement, comme le pire, le plus souvent.
Les fantômes du colonialisme
Sous le regard d’une jeune réalisatrice (lumineuse et ingénue Anna Fournier, double troublant d’Isabelle Carré) conviée à graver sur pellicule un moment historique, le récit d’une grande victoire, épouse (Morgane Nairaud cynique à souhait), conseiller à la com’ (épatant Antonin Fadinard), auteure de discours (excellente Pauline Deshons), informaticien (troublant Lazare Herson-Macarel), directrice de campagne (détonante Éléonore Arnaud), leveur de fonds (Loïc Riewer parfait en play-boy) et cheffe à la sécurité (Marie Sambourg, tout en retenue et justesse), s’agitent en tous sens, font feu de tout bois et refusent de voir arriver le drame. Hanté par les voix des morts, celles de crânes compilés par milliers à travers le monde au XIXe siècle pour servir aux anthropologues français afin de prouver la supériorité de la race blanche, et conservés depuis dans les collections, les réserves du musée du Trocadéro, Paul Chanzelle chancèle, perd pied jusqu’à l’implosion totale de sa raison et du parti dont il est le chef de file.
De la réalité à la fiction fantasmagorique
Construit comme un diptyque dont les deux volets, l’un très réaliste, l’autre complétement science-fictionnel — quoique —, s’entremêlent, se répondent pour mieux évoquer les récits manquants de l’histoire et l’impossibilité des politiques à s’en saisir, non pas par contrition mais bien pour écrire un autre avenir, qui aurait réglé ses comptes avec un passé pas trop lestant, Roman(s) National donne à réfléchir tout en questionnant et ébranlant nos convictions, nos croyances. Portée par une troupe de comédiens épatants et engagés, la dernière création de Julie Bertin et Jade Huberlot, pourtant écrite il y a deux ans, juste avant la pandémie, fait un singulier écho à l’actualité brûlante de notre pays. Elle révèle les nombreuses failles de notre démocratie, les limites d’une cinquième République exsangue.
De l’anticipation dans l’air de l’actualité
La proposition très politique du Birgit ensemble séduit par son intelligence, sa lucide analyse de nos institutions, de notre système étatique, et mériterait d’être resserrée, aiguisée pour être encore plus tranchante, mordante et acérée. À trop vouloir surfer sur le surnaturel, comme pour bien faire comprendre qu’on est dans la fiction, le duo se perd un peu dans une surcharge d’effets, mais leur ingéniosité et leur sens du récit l’emporte largement. Une pièce à voir sans tarder, surtout en ce dernier mois de campagne présidentielle !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Roman(s) national de Julie Bertin & Jade Herbulot, Le Birgit Ensemble
Théâtre de la Tempête
Route du Champs de manœuvres
75012 Paris
Jusqu’au 28 mars 2022
Durée 2h20 environ
Tournée
31 mars et 1e avril à La Filature, scène nationale de Mulhouse.
conception, texte, mise en scène de Julie Bertin & Jade Herbulot, Le Birgit Ensemble
A vec Éléonore Arnaud, Pauline Deshons, Pierre Duprat, Antonin Fadinard, Anna Fournier, Lazare Herson-Macarel, Morgane Nairaud, Loïc Riewer, Marie Sambourg
collaboration artistique – Margaux Eskenazi
scénographie de James Brandily assisté d’Auriane Lespagnol
costumes, habillage Camille Aït-Allouache
lumières de Jérémie Papin assisté de Vincent Dupuy
son de Lucas Lelièvre
vidéo de Pierre Nouvel
régie générale et plateau – Marco Benigno en alternance avec Victor Veyron
Crédit photos © Simon Gosselin