Entre chien et loup de Christiane Jatahy, Théâtre de l'Odéon © Magali Dougados

À l’Odéon, Christiane Jatahy en clair-obscur

Christiane Jatahy adapte Dogville dans Entre chien et loup, créée en 2021 à Avignon. Un spectacle troublant, qui semble douter de lui-même.

À l’Odéon, où elle est artiste associée, Christiane Jatahy présente Entre chien et loup, une adaptation de Dogville créée en 2021 au Festival d’Avignon. L’autrice et metteuse en scène fait traverser deux fois le miroir au film de Lars Von Trier, de l’écran au plateau et, à nouveau, du plateau à l’écran. Un spectacle troublant, saisissant dans sa mise à nu de la violence, mais qui semble douter de lui-même.

Comment ne pas voir l’actualité, brûlante, dans les malheurs de Graça, héroïne martyrisée d’Entre chien et loup ? Comment ne pas lire cette création sous les tonnes de surtexte que font peser les résurgences fascistes de part et d’autre du monde, au Brésil comme en France, et le sort scandaleux réservé aux migrants dans nos nations, dont l’actualité est renouvelée par la crise ukrainienne ? Dogville (2003), chef-d’œuvre de Lars Von Trier, film-essai philosophique et moral trouvant son prétexte dans l’arrivée d’une femme pourchassée au milieu d’une communauté isolée des Rocheuses, s’offre comme un support de choix pour explorer ces thèmes. L’ADN théâtrale de ce chef-d’œuvre brechtien, qui déroule ses trois heures sur un décor de plateau marqué à la craie, en fait aussi un beau terrain de jeu formel.

Le plateau comme laboratoire

Entre chien et loup de Christiane Jatahy, Théâtre de l'Odéon © Magali Dougados

Grace, Nicole Kidman dans le film, devient Graça, une Brésilienne poursuivie par une milice dont on ne sait ce qu’elle lui veut, mais qui résonne sans peine avec les groupes armés paramilitaires appuyés par le régime de Bolsonaro. En surface, la pièce s’en tient à une fidélité presque surprenante vis-à-vis du scénario original, avec cet incipit où Tom (Matthieu Sampeur, même physique que son prédécesseur à l’écran Paul Bettany), propose au village de mettre la question de l’accueil à l’épreuve de l’arrivée de Graça. Mais l’expérimentation passe ici par une recréation de Dogville sous nos yeux, à travers la lunette d’une caméra baladée de part en part du décor. Exit la spécificité américaine du récit original, exit aussi le rapport de classes central au film du réalisateur danois, où le regard de Grace sur les habitants de Dogville, et donc sa manière de réagir à leur cruauté, étaient infléchis par la pitié toute bourgeoise qu’elle éprouvait face à leurs misérables conditions. Ce décor déterritorialisé devient un laboratoire de micropolitique, redoublé d’un dispositif qui fait coexister le plateau et l’écran.

Des comédiens en clair-obscur

En échange de leur hospitalité, les habitants du village invitent donc Graça à les aider dans leurs tâches quotidiennes, mais le doute et la jalousie naissants ne tardent à faire grimper le coût du séjour. Le statut d’étrangère dont est flanquée Graça devient le prétexte d’un glissement vers les traitements les plus cruels. Ici, pas de don : la logique d’échange, biaisée dès le départ, glisse progressivement vers l’exploitation puis la dépossession la plus totale. À ces dynamiques perverses, la troupe insuffle une tension remarquable. Les habitants incarnés par Véronique Alain, Élodie Bordas, Philippe Duclos, Azelyne Cartigny, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon et Valerio Scamuffa donnent tout son sens au titre, dans l’ambivalence de leur regard, leur beauté masquant une cruauté en germe. Matthieu Sampeur est captivant dans son rôle d’être pulsionnel et manipulateur déguisé en penseur serein. Et Julia Bernat, tour à tour candide et déchirante, porte magnifiquement la peine insoutenable de Graça, cette martyre allégorique.

Des questions sans réponse

Entre chien et loup de Christiane Jatahy, Théâtre de l'Odéon © Magali Dougados

Les dissonances orchestrées par Jatahy à l’articulation du plateau, de l’image en direct et des scènes enregistrées suscitent un certain vertige. L’œil est mené d’un médium à l’autre, stimulé par des écarts entre ce qui se passe à l’écran et ce que font les acteurs sur scène. La troupe court après cette histoire déjà écrite, relie le direct aux scènes filmées a priori — formellement, le résultat est mystérieux, parfois beau en dépit de sa fébrilité. À travers Graça, la metteuse en scène finit par intervenir dans cette escalade cruelle et inéluctable et coupe littéralement dans ce film déjà tourné pour y percer une échappée. Là où Von Trier, en faux pessimiste, poussait la fiction jusqu’à son tragique terme pour appeler le spectateur à son propre jugement moral, ce retour au réel, en demi-teinte, apparaît comme un aveu d’impuissance. On ressort de la salle troublé. Bien qu’elle-même peine à y apporter une réponse, Entre chien et loup résonne dans l’esprit comme un appel urgent et crucial à repenser les potentialités du théâtre face à la violence.

Samuel Gleyze-Esteban

Entre chien et loup de Christiane Jatahy
Du 5 mars au 1er avril 2022 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier

Tournée

Les 5 et 6 mai au Théâtre Anne de Bretagne, Vannes
Du 18 au 20 mai au Piccolo Teatro, Milan (Italie)
Les 3 et 4 juin au deSingel, Anvers (Belgique)
Les 27 et 28 juin au Greek Festival, Athènes (Grèce)
Du 13 au 21 octobre au Théâtre national de Bretagne, Rennes
Les 9 et 10 novembre à Bonlieu Scène Nationale, Annecy
Du 25 au 27 novembre au Centro Dramático Nacional, Madrid (Espagne)

Adaptation, mise en scène et réalisation filmique : Christiane Jatahy
Collaboration artistique, scénographie et lumière : Thomas Walgrave
Direction de la photographie : Paulo Camacho
Musique : Vitor Araujo
Costumes : Anna Van Brée
Système vidéo : Julio Parente, Charlélie Chauvel
Son : Jean Keraudren
Collaboration et assistanat : Henrique Mariano
Assistante à la mise en scène : Stella Rabello
Avec Véronique Alain, Julia Bernat, Élodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur, Valerio Scamuffa, et la participation de Harry Blätter Bordas

Crédit photos © Magali Dougados

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