Dans la lignée de GRANDE – (2017), mais cette fois en solo, Vimala Pons poursuit dans Le périmètre de Denver son expérimentation ludique autour des arts du cirque. Sur fond de meurtre à élucider dans un vaporeux hôtel de thalasso, la comédienne transformiste change de peau comme de chemise, transforme une voiture en boule à facettes, et met en œuvre une curieuse mécanique pour mieux y déceler les tremblements humains.
Un plateau en forme de jeu de société, avec des artefacts disposés avec une précision maniaque sur toute la largeur de la scène. Devant, un sac, des mouchoirs en papier disposés comme les indices d’une scène de crime. Le reste de la scène est un inventaire d’éléments de décor qui semblent invoqués ex nihilo : une table de réunion et ses réuniants gonflables, un escalier et un mur de briques perchés en haut d’échafaudages. Une femme petite et trapue se réveille de son sommeil sur un banc. Son faux accent germanique et son carré blond trahissent la parodie grotesque d’Angela Merkel. Elle entame un monologue sur sa longue carrière, un immense tas de pierres sur sa tête (un jeu de mots d’une franchise désarmante). « Elle me désoriente, ma conseillère », se remémore la chancelière, se souvenant du trouble érotique ressenti lors d’entretiens dans sa jeunesse avec sa conseillère d’orientation. Puis les sept roches en équilibre sur sa perruque, elle entame un numéro d’effeuillage, abandonne pierres et couches de mille vêtements superposés jusqu’à dévoiler le corps mince et athlétique de Pons, performeuse mise à nu, alors qu’une voix off digne d’une télé-réalité donne des instructions au personnage.
Regardez bien ce personnage
Qui n’a pas lu la brochure aura du mal à lier ce départ avec l’enquête qui fait le fil rouge de la pièce. Normal, puisqu’au présent de l’enquête se superpose un deuxième temps, celui du souvenir. Chacun des six personnages déroule des épisodes du passé à l’intérieur desquels s’immisce le trouble du mensonge, remontant ainsi sans certitude jusqu’au lieu de l’enquête, là où chacun est soupçonné. La voix indique : regardez bien ce personnage. Est-ce qu’il vous inspire la confiance ? Pourquoi ? Entre l’affabulation et le témoignage s’ouvre cet espace tiers auquel la pièce doit son nom, espace enclin à enregistrer les libres vibrations de l’âme des personnages, sorte de spleen généralisé où l’exposition d’un alibi amène systématiquement à une digression vers un passé qui ne sert pas à l’enquête, mais dans lequel se dessine les origines de ce qu’est chaque personnage à un instant T. Et l’identité, ce thème inévitable, trouve ainsi dans ce principe sa formulation propre, en tant que saisie au présent d’une trajectoire complexe, instantanée mouvante qui n’engage dans la durée pas plus le criminel que les innocents.
Équilibre
Ce cycle répété de transformations, où les personnages se dévoilent tour à tour — hydrothérapeute canin ou agent de sécurité, assureur new age ou Angela Merkel — tend parfois à figer le spectacle dans sa rigidité. Mais c’est aussi là sa part de minimalisme, qui canalise la profusion d’objets disposés sur la scène ou l’apparition sur des panneaux LED d’images ringardes, ironiques de petits chiots. Dans cette mécanique bien huilée, le cirque vient instiller du danger et de l’imprévisible. Pas question de réifier ce corps hétéroclite, changeant de forme, de visage et d’accent à l’envi : chaque transformation s’accompagne aussi d’une mise en péril, dans un équilibre précaire et chancelant, les objets toujours prêts à vaciller, qu’il s’agisse d’une partie d’escalier ou d’une voiture aux vitres miroir qui tourne comme une boule à facettes. Porté ainsi littéralement par l’indéniable talent polymorphe de Vimala Pons (qui signe également une bande-son digne d’une Laurie Anderson), le spectacle, sous ses airs insolents, se révèle joliment vulnérable. Dans ce petit monde affabulé, les grands effets dialoguent ainsi avec les petites vibrations de l’humain, ses doutes et ses mensonges.
Samuel Gleyze-Esteban
Le périmètre de Denver de Vimala Pons
Création au CDN Orléans / Centre-Val de Loire
Théâtre d’Orléans
Boulevard Pierre Ségelle
45000 Orléans
Tournée
Les 10, 11 et 12 février 2022 au Centre Pompidou, Paris
Du 16 au 26 février 2022 dans le cadre du festival Les Singulier·e·s au 104, Paris
Réalisation et exécution Vimala Pons
Collaboration artistique Tsirihaka Harrivel
Construction des objets Charlotte Wallet, Olivier Boisson, Atelier de Nanterre-Amandiers, CDN (MarieMaresca, Charlotte Wallet, Marie-Benoîte Fertin, Jérôme Chrétien, Élodie Dauguet, Ivan Assaël, Mickael Leblond, Mickael Nodin), Marlène Bouana
Artificier Marc Chevillon
Conception des systèmes électro et vidéos Alex Hardellet, Charles Sadoul
Collaboration SFX, fabrication des prothèses l’Atelier69
Suivi de production SFX Elise Lahouassa
Collaboration informatique musicale Ircam Robin Meiermix
Son Victor Praud (Studio Zone d’Ombre)
Collaboration dispositif lumière Sylvain Verdet
Costumes Marie La Rocca, Anne Tesson, Rémy Ledudal, Marie-Benoîte Fertin
collaboration scénographie Bigtime Studio (Marion Flament et Jimme Cloo)
Régie générale Benjamin Bertrand
Régie son Anaëlle Marsollier
Régie lumière et vidéo Alex Hardellet
Habilleuses Mélanie Leprince, Anais Parola
Crédit photos © L. Gangloff et © Makoto Chill Ôkubo