Au T2G, en partenariat avec Nanterre-Amandiers, le collectif Das Plateau met en scène Poings de Pauline Peyrade. Le talent architectural et expressif du collectif se met au service de ce texte structural, qui ausculte avec force les douleurs d’une femme soumise aux violences d’un homme.
Ce n’est pas par hasard si le collectif Das Plateau a choisi de s’emparer de Poings. Sur le papier, la pièce, que l’autrice a elle-même monté au Préau en 2018, avec la complicité de la circassienne Justine Berthillot, est structurée comme une partition à plusieurs voix enchevêtrées, à la fois spatiale et musicale. Céleste Germe, metteuse en scène et architecte, lui invente une grande ossature vitrée, cube de glaces et de miroirs sans tain. À l’aide de rétro-projections et d’effets de transparence, la scénographie montre les dédoublements de l’héroïne et ses aller-retours entre les différents niveaux d’une réalité télescopée. Un édifice pragmatique qui cherche à redonner du sens à une expérience dont les répercussions dans la vie touchent à l’innommable.
Des mots pour des maux
C’est la deuxième fois que Das Plateau s’empare des textes de Pauline Peyrade, après la création de l’obscur Bois impériaux au Poche de Genève en 2018, qui usait aussi de miroitements pour faire se dédoubler l’espace et les personnages. Poings suit une structure en cinq points cardinaux construite à rebours à partir d’« Est », le dernier acte du spectacle, écrit en 2015. Au rythme de ces cinq temps, la pièce nous invite, d’Ouest en Nord, de Sud en « Points », à explorer les différentes étapes de l’assujettissement d’une femme à l’engrenage des violences sexuelles et conjugales.
L’événement diffracté
Ouest : au milieu d’une rave, les basses font vibrer le sol et une femme sans nom (Maëlys Ricordeau) tape du pied. Lui s’approche, on ne le voit pas, mais sa voix résonne dans les haut-parleurs. « Il est en train de se passer quelque chose », hurle-t-il sous la musique. Agression sous acide. Le nombre de battements par minute augmente, tout s’emballe avec, et Peyrade fait se diffracter l’événement : une deuxième Maëlys Ricordeau apparaît à elle-même, un Moi qui s’adresse à son Toi et la supplie de résister à cet inconnu dont l’ombre menaçante rebondit maintenant frénétiquement sur l’écran de verre. Électrochoc formel sans égal dans le reste de la pièce, ce premier acte est le lieu de l’éclatement du sujet en deux voix, et place la suite sous ce régime dissonant, où la parole unilatérale de Lui casse littéralement en deux celle qui en subit la tyrannie.
Un récit de la violence conjugale
Ainsi Nord, au lendemain d’un viol conjugal dont le récit entrelacé à celui d’un rêve s’aventure jusque dans les détails les plus crus. Le texte, bien qu’insoutenable, se heurte alors au mur qui se dresse devant les tentatives d’épuiser par les mots la profondeur d’une telle violence. Mais ce monologue est le revers nécessaire à la description plus quotidienne d’un couple en train de pourrir d’un amour totalement galvaudé, où le mépris se déguise en tendresse (Sud). Peu importe que les protagonistes de la rave, dans leur anonymat, soient ou non les mêmes que ce couple qui se dispute, peut-être des années plus tard, à propos du programme des vacances : le viol se prolonge toujours dans la cruauté des mots, et la déconsidération de l’être par la parole n’est qu’une étape inéluctable vers le viol. Tous les plis de cet origami psychologique convergent vers un même point, galerie des glaces visuelle et sonore où s’inventorient tous les indices qui permettent in fine à l’héroïne d’envisager sa fuite.
« Ce n’est pas de l’amour »
Maëlys Ricordeau campe avec justesse, sensibilité et habileté cette fille coupée en deux. Incarnant dans sa simplicité cette femme du commun, sujet lambda des violences sexistes, elle se fait aussi le témoin qui sort de sa condition pour pouvoir la dire, avec une diction tout juste distanciée et néanmoins déchirante. La mise en scène du collectif Das Plateau rend possible ce découpage, qui ne sclérose jamais la pièce dans un quelconque systématisme, mais voit ses moyens se redéployer acte après acte au service des différents états traversés par sa protagoniste. La pièce se clôt dans une adresse directe, comme un mot d’ordre passé au public : ce que l’on vient de voir, « ce n’est pas de l’amour ». Poings n’en est pas un tract pour autant, et fait absorber les discours renouvelés sur les violences sexuelles et conjugales dans un itinéraire intime. Réussite formelle, ce dédale rappelle non seulement à l’urgence de se prémunir des mécanismes insidieux des violences sexistes et conjugales, mais érige pour cela un édifice sombre et beau, qui, par lui-même, saisit et émeut.
Samuel Gleyze-Esteban
Poings de Pauline Peyrade
Théâtre Sylvia Monfort
106 Rue Brançion
75015 Paris.
Du 26 avril au 4 mai 2024.
Durée 1h15.
T2G – Théâtre de Gennevilliers
41 Av. des Grésillons
92230 Gennevilliers
Du 1er au 12 février 2022.
Tournée
Les 8 et 9 mars 2022 au Lieu Unique à Nantes
Mise en scène de Das Plateau assisté de Léa Tuil
Avec Grégoire Monsaingeon, Maëlys Ricordeau
Collaboration artistique Jacques Albert
Régie générale de Benjamin Karim Bertrand
Scénographie de James Brandily assisté de Laure Catalan
Création lumières Sébastien Lefèvre
Musique Jacob Stambach
Création vidéo Flavie Trichet-Lespagnol
Régie son Jérôme Tuncer
Direction du travail sonore de Jacob Stambach
Création dispositif et régie vidéo de Jérôme Tuncer
Régie plateau de Benjamin Karim Bertrand
Crédit photos © Simon Gosselin