Au Théâtre du Soleil, Louis Berthélémy rend hommage à Salah Oudjane, bistrotier roubaisien ayant tenu tête à la gentrification du quartier populaire de l’Union et aux bulldozers. S’appuyant sur une troupe de jeunes comédiens épatants, il signe une première mise en scène fine et poétique, un conte d’aujourd’hui où s’entrecroisent joliment des quotidiens abimés.
Au cœur de la Cartoucherie, à deux pas du légendaire théâtre d’Ariane Mnouchkine, juste en face la Tempête, la salle de répétition du Soleil accueille la compagnie J’ai tué mon bouc. Dans une ambiance chaleureuse, malgré le froid piquant de l’hiver, les spectateurs prennent leur place, papotent, dissertent sur la vie, sur leurs derniers coups de cœur artistiques. Le tintement d’une cloche rappelle à tous qu’il est temps d’aller boire un canon au Bon Coin, café de Salah Oudjane, dernier bastion roubaisien du monde ouvrier, d’aller à la rencontre de ses irréductibles habitués.
Un monde palpitant d’humanité
Cheveux grisés, visage vieilli, corps fatigué, dos courbé, le maître des lieux, un Kabyle débarqué en France en 1949, à l’âge de 20 ans, marche à tout petit pas. À bientôt 90 ans, bien qu’éreinté par la vie, par son dernier combat, sauver coûte que coûte son café, âme d’une époque, d’un quartier, il met un point d’honneur à ouvrir tous les jours, à recevoir comme il faut, avec tendresse, bienveillance, ses clients, devenus depuis longtemps des amis.
Du populaire au grand cœur
Tout un monde gravite autour de Salah Oudjane (épatant Neil Adam Mohammedi). Un café par-ci, un verre de Whisky par-là, hommes, femmes, poussent la porte du café, s’y attardent, confient leurs doutes, évoquent leurs souvenirs, racontent leur histoire. Il y a cette infirmière (lumineuse Kenza Lagnaoui), une battante, dont parents et grands-parents, ont usé leur vie dans l’usine de textiles transformée depuis en loft ; ce trentenaire (remarquable Maël Besnard), un peu lourdaud en plein divorce, se battant pour ne pas perdre la garde de sa fille ; ce baroudeur à la petite semaine (mémorable Ahmed Hammadi-Chassin), un fêtard atterri là par hasard après la mort tragique de son frère ;cette orpheline (explosive Louise Legendre) en guerre contre la société ; ce jeune homme (remarquable Édouard Penaud) en manque de repère, qui cherche dans l’alcool un sens à son existence. Enfin, il y a cette parisienne (rayonnante Emma Meunier) à la recherche de ses racines, de ses origines, qui détonne dans le paysage, mais qui finira par s’y fondre, à devenir l’un des piliers de cette communauté d’indomptables.
La France d’en-bas à l’honneur
S’inspirant librement du recueil Plouk Town de Ian Monk et de l’histoire de Salah Oudjane, Louis Berthélémy darde son regard bleu clair dans les yeux de ceux qui ont enchanté son enfance. Avec finesse et affection, il raconte la vie de ces petites gens au grand cœur, de ces oubliés de la société qui se battent pour garder vivante leur histoire, pour ne pas être définitivement rayés des cartes. Plume enlevée, écriture sensible, il croque ses existences bouleversantes d’humanité, ces tranches de vie ancrée dans un réel gris, ces destinées qui trouvent dans le collectif force, joie et contentement.
Dans le petit café désuet joliment reconstitué par Suzanne Barbaud, Louis Berthélémy fait s’entrecroiser, s’entrechoquer ces êtres abimés, blessés, cette humanité à fleur de peau. Après près de deux heures passées en leur compagnie, on aime ses Plouk(s), cet hymne passionné et ardent à tous les humbles, les petits, les modestes !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Plouk(s) – Création librement inspirée du recueil Plouk Town de Ian Monk et de l’histoire de Salah Oudjane
Cie J’ai tué mon bouc
Théâtre du Soleil
Le Cartoucherie
route du champ de manœuvre
75012 Paris
Jusqu’au 13 février 2022
Durée 1h50
Tournée
Les 22 et 23 février au Théâtre de l’Oiseau Mouche à Roubaix
Les 25 et 25 février au Théâtre de la Verrière à Lille
Mise en scène de Louis Berthélémy
Avec Mael Besnard, Ahmed Hammadi-Chassin, Kenza Lagnaoui, Louise Legendre, Emma Meunier, Neil Adam Mohammedi, Édouard Penaud
Collaboration artistique de Morgane Grandjean
Scénographie de Suzanne Barbaud
Costumes Pauline Juille
Lumières de Félix Depautex
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage