Au Bordeau de Saint-Génis-Pouilly, dans le cadre d’un partenariat avec le Festival Antigel de Genève, avant de s’installer au Train Bleu à Avignon, cet été, le duo canadien Alix Dufresne-Frédéric Boivin met en pièce, au travers un show hybride économico-burlesque, les idées reçues sur l’évasion fiscale. Mouillant leur chemise, les deux artistes donnent corps aux effets néfastes de cette pratique sur nos sociétés. Fascinant !
Genève et son jet d’eau, la Suisse et la levée des mesures sanitaires, il y a comme une euphorie à se promener, en ce jeudi après-midi, sur les berges du Lac Léman, à respirer le grand air sans masque, à imaginer enfin voir un spectacle sans aucune restriction. Un doux rêve qui s’éloigne bien vite, quand il faut passer la frontière pour retourner en France et découvrir le phénomène canadien, Hidden Paradise. La déception, de devoir remettre sur le nez l’ultime protection contre les virus, disparaît bien vite, tant l’ovni scénique, imaginé par Alix Dufresne et Marc Béland, attrape par son étrangeté, saisit par sa force imaginative, ébranle par la limpidité du propos.
Une émission radio comme point de départ
En février 2015, suite aux révélations par plusieurs médias dans le monde d’un système international de fraude fiscale et de blanchissement d’argent, qui aurait été mis en place par la banque britannique HSBC et qui aurait permis à plus de 256 milliards de dollars de disparaître des radars du fisc en transitant par des comptes en Suisse, l’animatrice montréalaise Marie-France Bazzo interroge au micro, d’ICI Radio-Canada Première, Alain Deneault. En huit minutes chrono, l’économiste et philosophe québécois explique avec une simplicité hallucinante en quoi les évasions fiscales plombent le système budgétaire des états et a des conséquences directes sur notre quotidien. Révélant ainsi l’une des plus grandes supercheries de l’économie mondiale qui fait peser sur les citoyens une dette due à cet argent que les entreprises dissimulent entre autres aux Bahamas, aux Bermudes, en Suisse, l’entretien a tellement interpelé, marqué, ébranlé Alix Dufresne et Marc Béland, qu’il sert de trame théâtrale à leur show qui conjugue habilement les arts vivants.
Des corps en résonnance avec l’absurdité d’un système
Clowns, performeurs, artistes aux multiples casquettes, Alix Dufresne et Frédéric Boivin investissent le plateau. Ils s’installent tranquillement, l’habitent de leur facétie. Se mettant chacun d’un côté des gros haut-parleurs, ils écoutent avec attention la fameuse émission de radio. Impassible, ils le sont le plus souvent. Mais comment ne pas être agacé, énervé, irrité en découvrant comment des milliards euros disparaissent aux sus des gouvernements grâce à un système bien huilé où l’on demande aux banques de faire respecter des règles qu’elles enfreignent sans vergogne. L’absurdité et le cynisme de la situation sautent aux yeux, prêtent à rire tant c’est gros, implacable, hallucinant d’obscénité. Ayant absorbé le plus petit mot, la moindre intonation de cet ahurissant entretien, ils reprennent à leur compte les phrases dites, les répliques, mais comme pour mieux surligner la force du propos, ils les interprètent à travers leurs corps. Pas de deux, portés, pantomimes, ils semblent pris dans une sorte de tourbillon, d’engrenage. Ils ressassent à l’envie l’entrevue comme pour mieux en comprendre tous les tenants et aboutissants, comme un mantra qui permettrait à terme d’en finir avec ce système délétère pour nos sociétés. Tantôt sérieux, tantôt burlesques, les deux artistes révèlent tout le comique de cette fraude mondiale qui, faute d’aller chercher l’argent dû, entraîne des politiques d’austérité dramatiques pour le quotidien du commun des mortels
Une performance fascinante
Derrière le rire, les gags à répétition, le discours de Deneault semble pénétrer dans la chair et les muscles des artistes, puis par effets de capillarité, de ricochet dans le corps du public. Les éclats de rire généreux du début se font au fil de l’expérience plus stridents. Le plaidoyer pour un changement radical de paradigme fait son chemin, déplace le propos de l’universel à l’intime et met à mal le petit confort du spectateur, l’oblige à réfléchir, à voir en face la dure et crue réalité du quotidien. Il n’est plus temps de se laisser plumer, une graine révolutionnaire s’est plantée dans l’esprit de chacun. Germera-t-elle ? l’avenir nous le dira. Ce qui est sûr, c’est que l’audacieux travail chorégraphique et scénique d’Alix Dufresne et de Marc Béland est puissant autant que jubilatoire. Avec trois fois rien, ils réinventent le monde. Bravo !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Genève
Hidden Paradise d’Alix Dufresne et Marc Béland
Théâtre Silvia Monfort
106 rue Brancion
75015 Paris.
Du 17 au 28 janvier 2024.
Durée 1h.
Festival Avignon Off – Théâtre du Train Bleu
40, rue Paul Saïn 84000 Avignon
Du 9 au 27 juillet 2022 à 14h15 les jours impairs
Festival Antigel
Le Bordeau
Théâtre & Cinéma
18, rue de Genève
01630 Saint-Genis-Pouilly
Jusqu’au 18 février 2022
Reprise
En juillet au Théâtre du Train Bleu dans le Cadre du Festival d’Avignon OFF
Création, idée d’Alix Dufresne et Marc Béland
avec Alix Dufresne et Frédéric Boivin
Regard artistique de Sophie Corriveau
Dramaturgie d’Andréanne Roy
Composition sonore de Larsen Lupin
Scénographie, costumes d’Odile Gamache
Lumière de Cédric Delorme-Bouchard
Direction technique, régie – Caroline Nadeau
Crédit photos © Maxime Côté