Au Vieux-Colombier, Emmanuel Daumas s’attaque avec élégance et modernité au Dom Juan de Molière. Sans rien perdre du mordant de la tragicomédie la plus complexe et la plus singulière du dramaturge français, de sa dynamique farcesque, le metteur en scène place l’anti-héros libertin dans un ring et signe un spectacle efficace, un road-movie immobile, un combat sans foi ni loi parfaitement ciselé.
Quand on pénètre dans la salle du Vieux-Colombier, ce qui frappe tout d’abord, c’est cette masse sombre, faite de bois, de métal, placée au cœur du dispositif scénique bi-frontal. Divisant l’espace en deux, cet immense tréteau, rappelant autant un ring de boxe qu’un échafaud, permet au spectateur d’être au plus près de l’action, de toucher du doigt l’électrique atmosphère de ce combat millénaire entre foi et athéisme, entre morale et libertinage.
Une œuvre à part
Depuis sa création en février 1665 au théâtre du Palais-Royal, Dom Juan a fait couler beaucoup d’encre. Née dans des conditions très singulières, après l’interdiction par le Roi de la première version de Tartuffe, donnée actuellement place Colette, la pièce a été imaginée en quelques mois. Continuant à croquer les travers de ses contemporains, à dénoncer par la farce l’hypocrisie et les faux dévots, le dramaturge français signe cette œuvre qui pour les uns a été faite à la-vite et pour les autres est un véritable brûlot métaphysique questionnant la foi, la religion.
Entre tragédie et comédie
Difficile à monter tant le texte entremêle les registres, allant de la Commedia dell’arte pure au drame le plus sombre, Dom Juan demande une attention particulière pour ne pas virer au pastiche. Avec finesse, ingéniosité et modernité, Emmanuel Daumas s’en empare et signe un spectacle épuré, efficace qui relève toute l’essence de l’œuvre dans ce qu’elle a de plus radical, de plus mordant. Resserrant sa distribution à l’essentiel -cinq comédiens pour incarner une quinzaine de personnages différents – , s’appuyant sur des effets scéniques fort simples – changement à vue de perruques, utilisation d’accessoires un brin exagérée etc. – , il puisse dans le théâtre populaire ce qui faisait, on imagine, la force de frappe de l’Illustre théâtre, et insuffle la vie à la plume de Molière.
Un Dom Juan tout en nuance
Dom Juan (détonant Laurent Lafitte) est un séducteur, un épicurien, un homme qui croque la vie sans se soucier du lendemain, de dieu ou de la bien-pensance. Il défie la norme, les lois séculaires des esprits étriqués. Il épouse sans compter, aime comme on mange, goûtant tous les beaux fruits qui s’offrent à lui avec avidité, sincérité. Refusant l’hypocrisie, il vit au grand jour son incroyance, ce que d’autres appellent sa débauche. N’en faisant ni un diable, ni un monstre, Emmanuel Daumas l’imagine en torero ténébreux, en hidalgo refusant d’entrer dans le cadre, en esprit qui se pense libre, mais qui est malgré tout empêtré dans ce qui fait de lui un homme et non une image d’Épinal.
Un cabaret spirituel
Jouant des codes du théâtre de tréteaux, le metteur en scène, qui nous avait déjà régalé en 2018 d’un Marivaux tout en dentelle, emprunte au cabaret son ambiance transformiste. Les bons mots, les raisonnements philosophiques de l’un, les discours à l’envers de l’autre, servent de mélodie. Le jeu tantôt retenu, tantôt extravagant des comédiens, sert de de toile de fond à cette tragicomédie funeste.
Des comédiens épatants
Portée par cette mise en scène très serrée, la troupe du Français s’en donne à cœur joie, volant la vedette à Dom Juan. Ainsi, Stéphane Varupenne est un Sganarelle désinvolte, qui en creux de son maître, donne corps à ce dernier. Jennifer Decker incarne entre autres, une lumineuse Élvire, brûlant d’un feu intérieur d’une intensité rare. En nonne ébaudie apprenant à fumer, en cagole enamourée ou en père épouvanté par la conduite sacrilège de son fils, l’inénarrable Alexandre Pavloff nous régale de son incroyable palette de jeu. Enfin, entré en tant qu’artiste auxiliaire en novembre 2021 à la Comédie-Française, Adrien Simion est la grande révélation de ce spectacle. Il est tout simplement incroyable.
Loin de faire l’unanimité, Dom Juan de Molière est une pièce complexe, qui souvent à du mal à passer la rampe de la scène. Avec son adaptation très contemporaine mais parfaitement fidèle à l’œuvre originale, Emmanuel Daumas réussit son pari et fait de cette tragicomédie un spectacle vénéneux où le rire n’est jamais loin des larmes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Dom Juan de Molière
Théâtre du Vieux-Colombier
Comédie-Française
21 rue du Vieux-Colombier
75006 Paris
Jusqu’au 6 mars 2022
Durée 1h15
Mise en scène d’Emmanuel Daumas
Avec Alexandre Pavloff, Stéphane Varupenne, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, et Adrien Simion
Scénographie et costumes de Radha Valli
Lumières de Bruno Marsol
Son de Dominique Bataille
Maquillages et perruques de Cécile Kretschmar
Collaboration artistique de Vincent Deslandres
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage, Coll. Comédie-Française