Sur la scène du Théâtre des Déchargeurs, une femme se découvre un amour dévorant pour une étrangère au regard d’acier. Underground met en scène le vertige, le doute, la peur et le saut en avant. Avec un analyse aiguisée de l’émotion amoureuse, à défaut de choc charnel.
Underground est l’histoire d’une femme qui prend un risque. Un risque pas évident puisqu’il la met face à elle-même, à ses propres contradictions, mensonges, préjugés, peurs… Ce risque, c’est celui de l’amour. D’un amour particulier qu’elle n’avait jamais jusque-là envisagé. Ni pour elle, ni même vraiment pour les autres.
La norme qui réassure
Avant cette rencontre qui l’emporte vers une autre rive, la femme qui se raconte devant nous au théâtre des Déchargeurs – incarnée par la captivante Clémentine Bernard – se montre d’abord plutôt confiante. Plutôt à l’aise dans sa vie classique, normée. Elle est en couple avec un homme, qui lui a audacieusement volé un baiser à une soirée arrosée, alors qu’ils s’étaient isolés pour fumer. C’est une histoire apaisée, apaisante apparemment, sans remous, rythmée par quelques escapades et un animal de compagnie. La femme, elle, n’en semble pas insatisfaite. Aussi, est-elle surprise par la rupture que lui impose son amant. Parti du jour au lendemain, dans un lit encore chaud de son absence soudaine.
L’errance comme point de rupture
Sous la plume de Julie R’Bibo, Underground prend comme point de départ l’errance de la rupture, ce moment de vi(d)e où les repères s’effondrent, ce coup de massue qui déboussole. La femme est perdue. Esseulée dans ce métro parisien, parmi cette vaste fourmilière d’âmes qui se croisent sans conscience de l’autre. La tristesse la saisit en même temps qu’un désir plus inattendu. Aller dans un bar seule pour la première fois de sa vie, en dépit de l’horreur éprouvée pour ces « terriers » à taille humaine.
Elle agit sans comprendre ce qu’elle fait là, instinctivement. Mais son corps est là. Dans un premier temps réticent puis peu à peu envahi par les volutes des fumées et des notes qui l’entourent. Elle se met en mouvement, en danse sur une musique électronique entêtante et une valse de faisceaux lumineux diffusés par une boule à facettes. Et c’est là, dans ce moment de lâcher prise où les corps se confondent en ombres, qu’elle est interdite par le regard vert océan d’une « Mustang ». Un regard d’acier qui la cloue au sol. Son cœur, sa tête, son sexe s’emballent. Elle perd pied, tellement pied qu’elle fuit.
La découverte anxieuse de soi
Avec une grande clarté d’esprit, Underground explore ensuite l’émotion la plus inhérente à la prise de risque : la peur. De s’abandonner, de se découvrir, d’explorer un nouveau territoire. La femme tarde à le dire : mais ce regard d’acier, c’est celui d’une femme. D’une femme ? Elle pensait pourtant aimer les hommes. Enfin, certainement pas être lesbienne. C’est une phase, un délire post-rupture.
La femme tente de se rassurer sur cette part d’elle-même qui lui échappe : son récit s’accélère, pulse, hésite, tergiverse, culpabilise. Elle se lève puis se rassoit de sa chaise, retire son manteau puis le remet avant d’en faire de même avec ses talons, dans des va-et-vient incertains, insécures. Avant de retourner finalement dans ce même bar, en quête de ce regard qui la met en colère d’avoir vu si juste en elle. Et jusqu’à ce baiser délicieux, qui la laisse hébétée.
L’oubli du charnel
Très pudique, la mise en scène donne à voir ce baiser-passion à travers une fleur dégustée avec ardeur par la comédienne sur scène. Cette image-là reflète à elle seule la qualité de cette pièce : poétique, organique, pulsionnelle. À l’instar de Clémentine Bernard qui rend ce témoignage sismique, le texte, lui, est irrésistiblement juste dans la manière dont est mis en mots ce trouble irrémédiable. Julie R’Bibo manie la plume avec une vibrante délicatesse qui confère à cette rencontre une dimension universelle. Oui, c’est une femme. Mais l’enjeu est moins là que dans la rencontre à soi, à ces facettes qu’on ignore.
Si ce choix dans l’écriture autorise chacun·e à s’identifier au personnage, il a toutefois pour effet de décharner l’amour entre deux femmes. On ne sent pas assez la corporéité de cet amour lesbien, avorté bien trop vite dans des conditions tragiques comme si le drame devait être la réponse au risque. Les émotions reste très mentalisées, intériorisées, si ce n’est cette extériorisation du baiser. Baiser furtif qui, malgré son impétuosité, peut venir alimenter la croyance selon laquelle l’érotisme saphique est timide. Alors même qu’il est bien plus téméraire que ce qu’on lui prête. Mais pour le savoir, il faut sans doute l’avoir expérimenté.
Oser fouiller cet endroit-là aurait permis à l’universel de rencontrer un intime plus authentique, et donc d’impulser à Underground davantage de singularité.
Cécile Strouk
Underground de Julie R’Bibo
Théâtre des Déchargeurs
3 Rue des Déchargeurs
75001 Paris
Du 02 au 25 janvier 2022 à 21h00
Durée : 1h00
Texte, mise en scène Julie R’Bibo
Scénographie Fanny Laplane
Lumières Mélisse Nugues-Schönfeld
Création sonore et musique Guillaume Léglise
Jeu Clémentine Bernard
Crédit photos © Jade EDEB