Pour le 400e anniversaire de la naissance de Molière, le Français propose une plongée vertigineuse dans la toute première version en trois actes de Tartuffe, qui fut censurée par Louis XIV sous la pression des dévots. Mise en scène avec noirceur et singulière outrance, par le maître belge, Ivo van Hove, l’œuvre prend des airs de tragédie glacée, de drame vain et bourgeois. De cette froide radicalité, seule la troupe, excellente, redonne au texte toute sa saveur caustique et mordante.
Noir c’est noir ! Fidèle à ses principes de mise en scène, à son goût pour un esthétisme sophistiqué, radical, Ivo van Hove cherche l’épure, creuse jusqu’à l’os le texte, le débarrasse de ses fanfreluches, de ses ornements, de ses colifichets. Il n’en garde que l’essentiel, que ce qui est nécessaire à faire d’une tragicomédie un drame d’aujourd’hui, une histoire sans espoir. Mais peut-on contraindre une œuvre, lutter contre la force d’une plume acérée, qui croque avec malice, férocité parfois, les travers de son époque ? Difficile à dire. Il suffit d’aller faire un tour salle Richelieu, pour s’en rendre compte.
Rites de purification
Sur un plateau nu laissant la machinerie à vue, un homme crasseux, loqueteux git au sol. SDF à la gueule d’ange, Tartuffe joue les humbles, les modestes. Orgon, en bon chrétien, ne peut être que séduit par ce nécessiteux qui refuse l’aumône, tout du moins une partie, préférant donner le reste à plus méritant que lui. Ferré avec habilité, le bourgeois ne peut que tomber dans le panneau, faire entrer le loup dans sa bergerie. Aidé de sa mère, la dévote madame Pernelle (glaçante et crédule Claude Mathieu), et de sa servante Dorine, il lave le pauvre homme, lui donne gite, couvert et vêtements, fait de lui son égal.
Famille en perdition
En fin observateur, Tartuffe, tel un virus mortel, a tout de suite compris comment se servir des dysfonctionnements familiaux, il se glisse dans les interstices pour infecter de sa « fausse » et exagérée pudibonderie la maisonnée, en détruire les fondations pour mieux s’en emparer. Distillant les rigoristes préceptes d’une religion où toute joie est prohibée, où la félicité ne peut venir que d’un ascétisme austère, il met en coupes réglées le foyer d’Orgon, titille les sens trop longtemps engourdis de l’épouse, la belle et délaissée Elmire (Marina Hands) et élimine avec habilité ses rivaux, le fils impétueux tout d’abord, le sage et méditatif beau-frère, ensuite.
Tragédie sur tragique
Préférant l’art de la tragédie à celui de la comédie, Ivo van Hove ancre son Tartuffe dans un univers contemporain, froid, stérile. Enveloppant l’œuvre ressuscitée de Molière grâce au travail documentaire de Georges Forestier et d’Isabelle Grellet d’une gangue noire, sombre, ténébreuse, le metteur en scène belge entraîne le trop candide Orgon et les siens vers une fin funeste, inéluctable. Aucun deus machina, contrairement à la version remaniée en cinq actes, ne vient enrayer la chute de cette bourgeoisie naïve, humaniste. Le mal, manipulateur et perfide, l’emporte à tous les coups. Tartuffe, incandescent, christique, devient le maître des lieux, des âmes, des corps. Qu’aucun deus machina ne viendra sauver
Effets à gogo
S’appuyant sur la scénographie très stylisée de Jan Versweyveld, rappelant un ring de boxe, un tatami de combat, Ivo van Hove construit un spectacle en forme de joutes verbales, où avant chaque passe d’armes, les protagonistes se saluent. Les répliques claquent, blessent, brûlent. Les mains parfois s’en mêlent. Les corps s’abîment, se violentent jusqu’à l’humiliation. L’idée est bonne, attrape un temps. À trop saturer l’espace par des nappes sonores signées Alexandre Desplat, à trop surligner par des assertions lumineuses, tensions des personnages et questionnement du public, la surcharge d’effets noie le propos, le dilue, lui ôte chair, cœur et sang.
Une troupe incroyable
Malgré tout, et c’est la force du théâtre, de l’écriture de Molière, le texte frappe, résonne et cingle l’air. La troupe du Français, y est pour beaucoup. Ils sont tous bonnement incroyables. Portant à bout de bras cette version resserrée qui se concentre tout particulièrement sur les rapports de pouvoir au sein de cette famille recomposée autant que décomposée, Christophe Montenez est un sulfureux Tartuffe, Denis Podalydès un crédule et rageux Orgon, Loïc Corbery un lumineux philosophe, Julien Frison un furieux jeune écorché vif, Dominique Blanc une délicieuse et implacable Dorine.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Tartuffe ou l’hypocrite de Molière
Version interdite en trois actes de 1664, restituée par Georges Forestier avec la complicité́ d’Isabelle Grellet
Comédie Française
Molière 2022
Place Colette
75001 Paris
jusqu’au 24 avril 2022
Durée 1h40 environ
Mise en scène d’Ivo van Hove assisté de Laurent Delvert
Dramaturgie de Koen Tachelet
Scénographie et lumières de Jan Versweyveld assisté de Jordan Vincent et François Thouret
avec Claude Mathieu, Denis Podalydès, Loïc Corbery, Christophe Montenez, Dominique Blanc, Julien Frison, Marina Hands et les comédiennes et comédiens de l’académie de la Comédie-Française – Vianney Arcel, Robin Azéma, Jérémy Berthoud, Héloïse Cholley, Fanny Jouffroy et Emma Laristan
Costumes d’An D’Huys
Musique originale d’Alexandre Desplat
Collaboration musicale de Solrey
Son de Pierre Routin
Vidéo de Renaud Rubiano
Réalisation maquillages de Claire Cohen
Crédit photos © Jan Versweyveld