En enchevêtrant l’œuvre de Shakespeare aux maux d’aujourd’hui, Elsa Granat signe un spectacle baroque autant que burlesque, une œuvre dense, foutraque, un brin déconcertante, qui en dit tant sur les temps présents, notre incapacité à évoquer la fin de vie, à la rendre digne. Une satire lucide, folle noire de notre société qui, toujours plus empressée, fait passer le capitalisme avant l’humain.
Trois sœurs, très différentes – une working girl (explosive Hélène Rencurel), une mère débordée (détonante Elsa Granat) et une cadette rêveuse (lumineuse Édith Proust) – sont réunies pour le mariage de la plus jeune, la plus sensible. Chacune à sa vie, chacune fait de son mieux pour vivre dans un monde qui va à vaut l’eau, dans une société qui les pressure. Pour ce jour particulier, elles sont réunies autour du patriarche (extraordinaire Laurent Huon).
Les premiers signes de neuro-dégénérescence
La fête bat son plein. Les invités chantent, dansent. Tout va pour le mieux. D’un râle, d’un geste violent, le père change de visage. Il exige de ses filles, la plus parfaite dévotion. Pour hériter, elles n’ont d’autres choix que de lui prouver leur amour inconditionnel. Les deux ainées s’exécutent sans broncher, plongeant dans des déférences grimacées, exagérées. La plus jeune, mutique, ne peut se résoudre à dire autre chose que la vérité. Bien sûr, elle a de la tendresse pour ce paternel, mais l’aime d’un amour simple, pur, filial, pas plus, pas moins. Le drame est en marche. Se prenant pour le Roi Lear, le vieil homme perd pieds, devient ingérable, tyrannique. Incapables de s’en occuper au quotidien, Goneril et Régane, noms fictionnels des premières nées du seigneur de Bretagne dans la tragédie familiale de Shakespeare, n’ont d’autre choix que de le placer en EHPAD.
De Shakespeare à aujourd’hui
Avec beaucoup d’ingéniosité, d’habilité, Elsa Granat s’empare de l’une des plus célèbres pièces du dramaturge anglais, la transpose en maison de retraite et signe une œuvre noire symptomatique des temps présents. Après avoir évoqué dans Massacre du printemps, la mort de ses parents, des suites de cancers, l’autrice et metteuse en scène questionne notre société sur la manière qu’elle a gérer la grande vieillesse, les maladies dégénératives du grand âge. Dans un monde capitaliste, où le temps est accéléré, comment prendre le temps de s’occuper de nos aïeuls, de leur offrir une fin de vie digne, humaine, entourés de l’amour, de la tendresse qu’ils nous ont prodigué quand nous étions enfants ?
Tragicomédie contemporaine
Creusant jusqu’à l’os le Roi Lear, le dépouillant de ses oripeaux de vieillard indigne, pour n’en garder que le strict nécessaire, la substantifique moelle, Elsa Granat ne cherche pas tant à ancrer la pièce classique dans une contemporanéité de façade, mais bien d’en réinventer les contours, lui donner une dimension actuelle, la confronter avec le monde d’aujourd’hui, ses maux, ses folies, ses incompréhensions, ses irréconciliables contradictions. Puisant dans les artifices du burlesque, du foutraque pour dire la tristesse, l’impossibilité d’affronter la mort à venir de nos parents, l’inquiétude de la perte imminente, la mauvaise conscience de ne pas faire ce qu’il faut, de ne pas pouvoir donner plus, la metteuse en scène tire la tragédie vers la farce, seule façon de faire entendre l’insupportable vérité, nos sociétés contemporaines, nos vies modernes, ont rongé peu à peu l’espace dévolu aux vieux, aux liens intergénérationnels, tout simplement à l’humain.
Troublante Catharsis
Porté par des comédiens vibrants habités – Laurent Huon et Bernadette Le Saché, doyens de la troupe, en tête -, King Lear Syndrome ou les Mal élevés est un portrait lucide du monde d’aujourd’hui. Tour à tour épurée, hystérisante, troublante de vérité sur la dégradation du système de santé, la mise en scèen d’Elsa Granat sonne juste, frappe là où cela fait mal. Si le texte mérite quelques coupes, quelques resserrements pour en dynamiser le rythme, éviter quelques trous d’air, la fable décapante, shakespearienne, est bien là, crue, brute, saisissante. Du beau théâtre, comme on l’aime, artisanal et vital !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
King Lear Syndrome ou les Mal élevés d’après Le Roi Lear de William Shakespeare
Écriture d’Elsa Granat
Thèâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis
9, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
Jusqu’au 4 février 2022
durée 3h15 avec entracte
Tournée
Les 23 et 24 Mars 2022, Théâtre des Îlets, centre dramatique national, Montluçon
Les 29 et 30 mars 2022, Théâtre de l’Union, centre dramatique national, Limousin
Le 8 avril 2022, Théâtre des Sources, Fontenay-aux-Roses
Mise en scène d’Elsa Granat assistée de Jeanne Bred
Avec Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Elsa Granat, Clara Guipont, Laurent Huon, Bernadette Le Saché, Édith Proust, Hélène Rencurel
ET cinq interprètes amateurs
Dramaturgie de Laure Grisinger
Scénographie de Suzanne Barbaud
Lumière de Lila Meynard
Son de John M. Warts
Recherche musicale d’Antony Cochin, Elsa Granat
Costumes de Marion Moinet
Régie générale de Quentin Maudet
Crédit photos © Simon Gosselin