À l’Odéon, après le TNS, Julien Gosselin fait son cinéma. Avec minutie et virtuosité, il s’empare de l’œuvre de Léonid Andréïev, un auteur russe presque oublié, contemporain d’Anton Tchekhov. Formellement et techniquement très réussi, le Passé est une œuvre plus cinématographique que théâtrale, qui achoppe à attraper une partie du public, avide de chair, de vie.
L’hiver s’est installé dans la capitale. Un vent glacé souffle sur le parvis de l’Odéon, comme si le temps s’était mis au diapason de cette Russie impériale en perdition d’avant révolution, que dépeint sans concession l’auteur anti-tsariste et anti-bolchévique, Léonid Andréïev, dans ses pièces et ses nouvelles. Il faudra le feu de Cheminée qui brûle dans l’âtre du magnifique décor imaginé par Lisetta Buccellato pour réchauffer les corps frigorifiés des spectateurs.
Gosselin d’une époque à l’autre
Lecteur assidu et passionné, Julien Gosselin aime à décortiquer les œuvres littéraires de ses contemporains. Après Houellebecq, Bolaño et DeLillo, Le metteur en scène surdoué, sorti de l’École du Nord en 2009, s’attaque cette fois à un auteur du passé, dont l’œuvre, mal connu en occident, a mis du temps à sortir des archives de l’ex-Union Soviétique. Avec passion, fougue, il s’engouffre dans les textes, les mots de Léonid Andréïev, en cherche l’essence pour mieux les adapter à la scène. Loin de son univers habituel, ultracontemporain, il invite le spectateur à entrer de plain-pied dans une demeure bourgeoise russe de la fin d’un XIXe siècle. Éclairé à la bougie, l’intérieur cossu, parfaitement transposé dans les moindres détails, a des airs de fin de siècle, d’un monde au bord du précipice.
Évocation de la fin d’une époque
L’alcool coule à flot. Les âmes divaguent et s’échauffent. Persuadé que sa femme, la trop belle Ekatérina Ivanovna (habitée Victoria Quesnel), le trompe, Guéorgui Dmitriévitch Stibéliov (exalté Denis Eyriey), un député de la Douma, tente de l’assassiner. Commence alors une descente aux enfers mortifère et aliénante. Se noyant dans la débauche jusqu’à l’hystérie, la jeune femme, telle un messie annonciateur de la fin des temps, entre en transe pour dénoncer la barbarie des hommes, leur sexisme chevillé au corps, ainsi que la vacuité de leur existence de mâles dominants, d’élite d’un empire à bout de souffle.
Enchevêtrement de textes
Ne cherchant jamais la simplicité, Julien Gosselin refuse la littéralité. Il préfère creuser jusqu’à l’os un texte, une œuvre, une pensée. Et clairement, il excelle à en extraire la substantifique moelle, à en donner une lecture limpide autant que brillante. Afin de donner plus de corps à Ekatérina Ivanovna, tragédie amoureuse entre passion, possession et jalousie maladive, qui sert de colonne vertébrale au Passé, il y adjoint de courtes pièces de Léonid Andréïev. Qu’elles questionnent le théâtre, sa fin possible, dans Requiem, la réification des femmes dans l’Abîme ou l’incapacité d’un jeune homme à contrôler ses pulsions sexuelles, Dans le Brouillard, ou qu’elles rappellent les morts d’outre-tombe pour hanter les vivants, dans la Résurrection des morts, elles abondent toutes vers le même but, faire état d’un monde, d’une époque, faire résonner le passé avec le présent.
Du théâtre hors champ
Entremêlant cinéma et théâtre depuis ses débuts, Julien Gosselin est devenu maître en la matière. Avec minutie et précision, il dirige au cordeau ses équipes. Mais voilà, à trop privilégier l’image, certes parfaitement maitrisée et traitée par Jérémie Bernaert et Pierre Martin, il écrase le théâtre, le relègue au second plan, le cache, à la manière d’une Katie Mitchell, derrière les lourdes cloisons d’un décor somptueux. Faute de prendre totalement vie, les mots d’Andréïev se figent sur grand écran, n’arrivent pas à attraper, toucher, troubler, ébranler. Ils défilent mais ne s’arrêtent jamais. Hurlés au micro, déformés par un traitement du son par trop appuyé, masqués par une sono omniprésente, entêtante, étouffante, ils deviennent malheureusement inaudibles, incompréhensibles jusqu’à l’insupportable.
Un travail de dingue
Que dire ? Subjugué par le jeu vibrant des comédiens – Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani et Maxence Vandevelde -, pour la plupart des fidèles du metteur en scène, fasciné par l’inventivité, toujours renouvelée et le travail fourni par un Gosselin, qui confirme encore une fois sa maîtrise totalement de la scène et de l’image, captivé par une scénographie d’une rare richesse et ingéniosité, – qui demande en coulisses, pour les changements de décor, une méticuleuse précision – , rien ne laissez présager que la sauce ne prenne pas, qu’une partie du public passe totalement à côté de ce qui s’annonçait comme l’un des spectacles les plus attendus de cette saison. Mais voilà, malgré, une belle virtuosité, Le Passé ne prend jamais vraiment vie et l’œuvre mortifère de Léonid Andréïev l’emporte sur l’humain.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Le Passé d’après Léonid Andréïev
Festival d’Automne à Paris
Odéon-théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 19 décembre 2021
Durée 4h30 avec entracte
mise en scène de Julien Gosselin assisté d’Antoine Hespel
compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur
avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Achille Reggiani et Maxence Vandevelde
traduction d’André Markowicz
dramaturgie d’Eddy d’Aranjo
scénographie de Lisetta Buccellato
musique de Guillaume Bachelé & Maxence Vandevelde
lumière de Nicolas Joubert
vidéo de Jérémie Bernaert & Pierre Martin
création sonore de Julien Feryn avec Hugo Hamman
costumes de Caroline Tavernier avec Valérie Simonneau
accessoires de Guillaume Lepert
masques de Lisetta Buccellato & Salomé Vandendriessche
Crédit photos © Simon Gosselin