Souriante, apprêtée, toujours tirée à quatre épingles, Béatrice Agenin a l’art de recevoir. Dans son appartement parisien, où meubles anciens et décors de spectacles s’entremêlent à la manière d’un cabinet de curiosités, nous remontons tranquillement le fil de sa mémoire, à la manière d’une balade primesautière, légère. Réservée, un brin anxieuse, mais profondément généreuse, elle ouvre les portes de sa vie de saltimbanque, de femme de théâtre.
Un père conteur hors-pair
Petite, rien ne prédestinait la jeune parisienne aux origines berrichonnes, à embrasser la carrière d’artistes. « Je n’avais pas spécialement le goût du théâtre, avoue-t’elle avec une belle sincérité, faute de savoir vraiment ce que c’était, d’avoir accès à la culture. Mes seuls souvenirs d’enfant sont ceux liés à mon père, qui en avait fait aux armées. Il aimait avec son fort accent berrichon raconter quand il avait joué l’Avare et en dire des répliques, le monologue notamment. Cela m’amusait mais me passait un peu au-dessus de la tête. Toutefois, je crois avec le recul que cela a dû déposer une graine en moi qui a éclos bien plus tard. » À l’ombre de cette figure un peu fantaisiste, Béatrice Agenin grandit. Des soirées passées au concert Pacra, une ancienne salle de spectacle et de bal, située au 10 du boulevard Beaumarchais à Paris, aux réunions familiales, où il conte avec malice des histoires berrichonnes de Jean-Louis Boncœur, elle se prend au jeu, trouve du plaisir à voir son père jouer, donner vie aux mots des autres.
Une vocation de hasard
Timorée, un peu ignorante, comme elle s’amuse à se définir sans fausse modestie, Béatrice Agenin est une gamine espiègle, une enfant curieuse. Elle se laisse porter par la vie, par ses années au lycée Pasteur à Neuilly. Elle y fait gentiment ses armes, dans un club amateur, aux côtés de son amie, la belle Frédérique Tirmont, qu’elle admire pour sa prestance, son allure, mais aussi et surtout, dans le sillage d’un groupe de potes qui rêvent de brûler les planches et crever l’écran.« À cette époque, raconte-t-elle, j’étais plutôt une suiveuse, une dilettante. Je n’avais pas une envie folle de faire du cinéma, d’être dans la lumière. J’étais surtout fascinée par la fougue, l’audace et l’inventivité de Jugnot, Lhermitte, Blanc, Chazel et Clavier. Avec rien, ils inventaient un monde. J’étais aux premières loges et je trouvais ça passionnant. » Après le bac, les uns foncent, achètent un lieu, le rénovent et créent le Splendid, les autres prennent leur temps, suivent des chemins un peu plus balisés. Béatrice Agenin fait partir de ceux-là. Après avoir suivi les cours de Cochet, de Perimony, elle passe avec succès le concours du conservatoire, en sort trois ans plus tard en 1974, avec le deuxième prix. Dans la foulée, elle entre au Français et signe pour 20 ans.
La rencontre avec Jean-Paul Roussillon
Tout commence à la Comédie-Française par le rôle d’Élise dans l’Avare, mis en scène par Jean-Paul Roussillon, et avec comme partenaire dans le rôle-titre, Michel Aumont. « Ce fut une incroyable aventure, se souvient Béatrice Agenin, qui a bouleversé tout ce que je savais du théâtre. La rencontre avec Jean-Paul (Roussillon) a totalement changé ma manière d’aborder l’art dramatique. Ça allait à l’encontre de tout ce que j’avais appris, mais dans un sens qui correspondait à mes propres aspirations. Contrairement à ce l’on m’avait appris chez Cochet, on ne partait pas du texte, mais des situations, de l’état des personnages. C’était pour l’époque assez révolutionnaire. Tout ce que je fais depuis, que ce soit en tant que comédienne ou metteuse en scène est toujours et encore lié à lui, à ce formidable artiste. » Durant dix ans, elle enchaîne les rôles, apprend à aller à l’encontre de la facilité, à lutter contre le rire du public. Il faut coûte que coûte défendre son personnage, ses émotions, son cœur. « Élise, explique-t-elle, est un personnage secondaire, qui bien qu’amoureuse de Valère, ne comprend pas toujours ses réactions. Elle a peur, elle est déboussolée. Ce n’est pas, contrairement à ce que l’on voit souvent, une enfant insouciante et gaie. Il en va de même pour Sylvia dans le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux. Jean-Paul allait à l’inverse de ce qui était attendu. Il montait à rebrousse-poil. C’était assez nouveau au Français. » Rêvant d’ailleurs, comme certains de ses camarades, Huster, Torreton, Kerbrat, elle quitte au bout de dix ans la maison de Molière avec l’accord tacite de Pierre Dux, alors administrateur, qui a bien compris qu’il ne servait à rien de les retenir.
Amoureuse théâtrale de Belmondo
Du cinéma à la télévision, mais revenant toujours à ses premières amours -les planches – , Béatrice Agenin impose un jeu habité, tout en nuance. Passant du subventionné au privé, elle change de famille. « En France, soupire-t-elle, une fois que tu quittes le public, tu n’y es plus bienvenu(e). C’est bien dommage qu’il existe cette barrière, née dans les années 1950-1960. C’est comme si deux mondes parallèles cohabitaient sans vraiment se croiser, se regarder. » Commence alors pour la comédienne, une nouvelle vie. Elle découvre le travail de Robert Hossein et devient l’amoureuse attitrée de Jean-Paul Belmondo sur scène. De Kean à Cyrano de Bergerac, en passant par Tailleur pour dames, elle est de toutes les aventures. « C’est difficile de ne pas parler de lui, dit-elle avec nostalgie et tendresse. Il était tellement solaire, tellement fascinant. Sa disparition laisse un grand vide. Il était, est et sera toujours là en moi. Ce qui est assez drôle c’est qu’il représentait pour moi l’antithèse de Jean-Paul Roussillon, l’inverse de mes propres aspirations. Et pourtant quel partenaire fut-il pour moi ! En l’approchant, j’ai compris ce que c’était qu’être une star, que de faire rêver les gens. Il n’avait pas besoin de préparation, tout passait par son charisme, sa présence. Il était unique, lumineux, un bel artiste. »
Un destin entre ses mains
Après la reprise de Qui a peur de Virginia Woolf ? où elle donne la réplique à Jean-Pierre Cassel et des apparitions sur petit et grand écrans, Béatrice Agenin prend son destin en main et décide après mure réflexion de mettre en scène en 2000, Les Femmes savantes de Molière. « Jamais quelqu’un ne m’aurait donné le rôle d’Armande à presque 50 ans, s’amuse-t-elle. J’ai donc pris le destin par les cornes et avec zéro budget j’ai imaginé un spectacle. Je sentais que c’était le bon moment, que j’avais ce qu’il fallait en moi pour diriger des comédiens comme Dominique Blanchar. Je savais où je voulais les emmener. Ça était une première expérience passionnante. J’ai donc continué, notamment avec Lee Blessing, un auteur américain que j’aime énormément. » S’emparant autant de textes classiques que contemporains, elle suit les préceptes de son mentor, Jean-Paul Roussillon, prend plaisir à donner corps aux situations, plus qu’aux textes.
Arnaud Denis, une rencontre hors norme
Toujours en mouvement, jamais à l’arrêt, Béatrice Agenin continue son chemin. De Cassandre sur France 3 en passant par La Louve de Daniel Colas au Théâtre La Bruyère ou Suite Française d’Irène Némirovsky à Avignon sous la direction de Virginie Lemoine, la comédienne se glisse avec aisance dans la peau d’une procureure, d’une reine de France ou d’une belle-mère un peu rêche. L’âge venant, elle rêve de s’attaquer à la bonne dame de Nohant, retournant ainsi sur les terres de ses ancêtres berrichons. Après avoir été séduite par Mademoiselle Molière, la comédienne rencontre le metteur en scène Arnaud Denis et l’auteur Gérard Savoisien, avec qui elle était sur les bancs des cours Périmony. C’est le début d’une aventure magique. « C’est assez rare dans ce métier, explique-t-elle, mais tous les astres étaient alignés pour la création de Marie des Poules. Tout a roulé. » Après une discussion avec le dramaturge, où elle lui expose son désir de raconter l’histoire de Marie Caillaud, jeune femme sans instruction employée de George Sand, que cette dernière a prise sous aile avant qu’elle ne devienne l’amante de son fils et tombe en disgrâce, le travail commence. De lecture en travail au plateau, l’accord est parfait. « C’est un vrai bonheur de travailler avec Arnaud (Denis), raconte-t-elle. C’est un sensible, un bosseur. Il sait parfaitement où il va. Il est à l’écoute tout en gardant le cap sur ses idées car elles vont dans le bon sens. Il a su me rassurer, m’aider à prendre mon temps, m’accompagner, me permettre d’être tout aussi crédible en fillette qu’en femme de 70 ans. Quelle inventivité aussi, en imaginant cette maison de poupée, que l’on doit à Catherine Bluwal, comme la maison souvenir de Marie des Poules, il a rendu le tout fluide, intelligible. »
Des projets dans les malles
Suite aux reports dus à la crise de la Covid, Béatrice Agenin s’apprête à quitter sa loge du Théâtre Montparnasse et à prendre les routes de France pour une belle tournée jusqu’à la fin de l’année. Toujours avec grâce, pugnacité, la comédienne aime être là où on ne l’attend pas, là on rien n’est évident. « Mon rêve actuel, raconte-t-elle, est de monter Macbeth. Je voudrais comprendre comment quelqu’un peut arriver à être possédé au point de vouloir être le maitre absolu du monde et évidement de tuer tout ce qui vient l’embarrasser. J’espère que cela se fera, en tout cas j’y pense fortement. » En parallèle, elle travaille avec sa fille, l’autrice-compositrice-interprète et guitariste Lady Stefane, un tour de chant. « C’est un projet qui me tient particulièrement à cœur, admet-elle. Nous allons mettre en musique, en percussion des textes de Proust, de Saint-Exupéry et certainement Despentes. »
Le temps du café et des confidences est terminé. Des souvenirs ressurgissent, d’une Célimène éblouissante face à un Georges Descrières, formidable Misanthrope, d’une Reine, amoureuse de Didier Sandre, prête à tout pour son fils unique, d’une actrice irradiant l’écran, brûlant les planches, de sa présence unique, lumineuse. Une artiste sincère et sensible à (re)voir dans Marie des Poules, bien sûr, mais aussi dans ses rôles, ses pièces à venir.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Marie des Poules, gouvernante chez George Sand de Gérard Savoisien
Théâtre du Petit Montparnasse
31 Rue de la Gaîté
75014 Paris
Jusqu’au 2 Janvier 2022
En tournée
le 7 janvier 2022 à Saint-Cloud
le 11 janvier 2022 à Villepariris
le 14 janvier 2022 à Sèvres
le 15 janvier 2022 à Saint-Maurice
le 18 janvier 2022 à Montaigu
le 21 janvier 2022 à La Celle-Saint-Cloud
le 25 janvier 2022 à l’Automobile Club de France
le 29 janvier 2022 à Ploemeur
le 1er février 2022 aux Sables-d’Olonne
le 4 février 2022 à Saint-Maur-des-Fossés
le 5 février 2022 à Lagny-sur-Marne
le 11 février 2022 à Plaisance-du-Touch
le 12 février 2022 à Saint-Gaudens
le 15 février 2022 à Conflans-Sainte-Honorine
le 17 février 2022 à Boulogne-Billancourt
le 19 février 2022 à Annonay
les 22 et 23 février 2022 à Lyon
le 4 mars 2022 à Sens
le 8 mars 2022 à Rousset
le 10 mars 2022 à Gagny
le 12 mars 2022 à Plaisir
le 15 mars 2022 à Chatou
le 16 mars 2022 à Dreux
le 17 mars 2022 au Chesnay
le 18 mars 2022 au Pecq
le 20 mars 2022 à Bourg-la-Reine
le 24 mars 2022 à Eysines
du 30 mars au 2 avril 2022 à Nice
le 7 avril 2022 à Morteau
le 12 avril 2022 à Courbevoie
du 21 au 23 avril 2022 à Bruxelles
le 28 avril 2022 à Saint-Cyr-sur-Loire
le 30 avril 2022 à La Tranche-sur-Mer
le 3 mai 2022 à Montélimar
Crédit photos © DR, © Coll Comédie Française, © TF1 / Julien Cauvin & © Fabienne Rappeneau