Exposée au Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine dans le cadre du focus sur la création artistique dans le monde arabe monté en collaboration avec l’association Arab Arts Focus et Orient Productions, l’installation Taux de change culturel de l’artiste libanaise Tania El Khoury fait se côtoyer passé et présent tout en questionnant l’inscription des histoires intimes au travers de frontières pas toujours visibles.
Deux pans d’armoires aux couleurs métalliques. Au centre, une table éclairée par un lustre. Les employés du théâtre nous indiquent le protocole : il nous faut déposer toutes nos affaires dans une caisse, et prendre chacun un trousseau qui nous permettra d’ouvrir les portières dans l’ordre indiqué par les clés, d’un à dix. À nous, public participant, d’aller ouvrir les portes, de glisser nos têtes à travers la membrane de tissu qui se cache derrière pour découvrir, comme un secret, les différentes étapes d’un récit qui relie le passé au présent. Et de découvrir la mise en scène sensible des souvenirs évoqués par l’artiste, à l’aide d’une scénographie miniature aux airs de dioramas invoquant la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût, des fruits en pâte d’amandes laissés à disposition au parfum charnel du savon à l’huile d’olive avec lequel sa grand-mère se lavait les cheveux toutes les semaines, et que l’artiste évoque dans un splendide portrait vidéo où la doyenne, auguste et digne, la laisse brosser sa longue chevelure grise. Objet canonique de l’art contemporain, l’archive prend ici une forme ludique et théâtrale et se mêle à des éléments de décor créés de toutes pièces par l’artiste elle-même.
Histoire collective et quête personnelle
Tania El Khoury continue à creuser le sillon d’un art participatif, qui intègre dans son dispositif l’interaction entre le public et l’œuvre, qu’elle soit installation ou performance. L’épopée familiale de Taux d’échange culturel apparaît comme un sujet de choix pour cette artiste qui aime à rendre visibles les traces sensibles d’histoires collectives. C’est un récit de migrations et de frontières dont une carte nous aide, à un moment de l’expérience, à recoller les pièces. Originaire du district d’Akkar, dans un village au bord duquel une rivière marque la frontière syrienne, la famille El Khoury, comme beaucoup d’autres familles libanaises durant la seconde moitié du XIXe siècle, a migré au Mexique avant le retour d’une partie de la famille au Liban, d’où l’artiste déménage en 2005 pour s’installer à Londres. Plusieurs quêtes s’accumulent à l’issue de cette trajectoire transgénérationnelle : la recherche de l’acte de naissance de l’aïeul, qui permettrait à l’artiste et sa famille d’acquérir de droit la nationalité mexicaine, et retrouver des cousins qui y ont grandi ; la quête éperdue, également, d’un enracinement par-delà les migrations successives.
Le spectateur, sujet moral
De case en case, l’installation nous invite à recueillir les pièces de cette histoire segmentée, à défaut de pouvoir en combler les lacunes. On se rend vite compte que l’enquête dans les archives familiales a le souffle court, que des questions resteront en suspens à l’issue de l’exploration, telle la raison du retour du grand-père au Liban. Le problème à éluder n’est pas tant d’ordre historique ou administratif. À la place, Tania El Khoury nous incite à faire quelques pas en arrière et observer les autres participants s’affairer, la tête engloutie dans les secrets que cache chaque porte. Apparaît alors le revers de l’entreprise : comme toute exposition artistique d’archives, Taux de change culturel présente le risque de nous faire tous tomber du côté du voyeurisme et de l’exploitation d’histoires collectives. Mais pas question d’en rester à la simple formulation du problème. L’expérience culmine in fine dans un petit exercice philosophique, où chacun doit déterminer l’avenir d’une collection de billets dévalués minutieusement conservés par M. El Khoury père, artefact d’un héritage familial entremêlé de nécessité dont le legs est fait à Tania lors de son départ pour Londres. Face la difficulté d’écrire avec elle le passé, l’artiste nous invite à une autre entreprise, plus directement performative : se positionner soi-même comme sujet moral au sein de cet échange qui se dévoile alors dans la pluralité de ses dimensions, aussi culturel que pragmatique, aussi sentimental qu’économique.
Samuel Gleyze-Esteban
Taux d’échange culturel [Cultural Exchange Rate] de Tania El Khoury
Théâtre Jean-Vilar
1 Place Jean Vilar
94400 Vitry-sur-Seine