À l’occasion de la performance de clôture de ce Périple 2021, le 26 novembre à la Brèche à Cherbourg, lieu où tout a commencé en mars dernier, dans le cadre du festival Spring, le Collectif Protocole a imaginé une lettre ouverte au romancier islandais, Jón Kalman Stefánsson, un des inspirateurs de ce projet fou.
Cher Jón Kalman Stefánsson,
Le 13 mars 2021 nous avons glissé à l’intérieur d’une massue de jonglage un extrait de ton livre Entre terre et ciel.
« Le but de nos paroles est d’arracher des évènements passés et des vies éteintes au trou noir de l’oubli et cela n’a rien d’une petite entreprise, mais il se peut aussi qu’elles glanent en chemin quelques réponses et qu’elles nous délivrent de l’endroit où nous nous tenons avant qu’il ne soit trop tard. Contentons-nous de cela pour l’instant, nous t’envoyons ces mots, ces brigades de sauveteurs désemparés et éparses. Elles sont incertaines de leur rôle, toutes les boussoles sont hors d’usage, les cartes de géographie déchirées et obsolètes, mais réserve-leur tout de même bon accueil. Ensuite, nous verrons bien. »
Après plus de six mois à jongler avec cette massue, accompagnée de deux de ses semblables, et à porter ce texte dans les chemins boueux, les boulevards et les impasses des villes, sur les bords d’autoroutes, à travers les forêts et les banlieues de France, nous l’avons accrochée à un ballon sonde stratosphérique le dimanche 15 août dernier. Après une ascension de 36km en moins de soixante minutes et un voyage de quelques heures à la lisière de la stratosphère, il semblerait qu’elle se soit échappée de la nacelle à laquelle elle était accrochée, se libérant du parachute qui était censé la ralentir.
Cette massue portant tes mots a vraisemblablement fait une chute libre à plus de 200km/h, et repose aujourd’hui quelque part dans le centre de la France, au milieu de ce qui a été notre scène de 544 000 km2.
Après une performance sous la forme d’un road-trip les jours suivants, à la recherche de ce paquet tombé du ciel, force est de constater que nous ne la reverrons jamais.
Depuis ton caillou Islandais, Jón Kalman, notre hexagone doit te sembler bien loin et nos préoccupations à faire l’autopsie de la France de 2021, grâce au jonglage, bien étrange.
Il est évident que faire la psychanalyse d’un territoire et de ses habitants grâce à la jonglerie est une entreprise insensée. L’art du jonglage est un art absurde, un art qui demande dix ans de travail pour offrir une figure de moins de 10 secondes et qui de surcroît échoue une fois sur deux, pour peu qu’il y ait un peu trop de vent. Un art fragile et répétitif où la réussite arrive bien moins souvent que la chute inéluctable des objets venant se fracasser contre le sol inerte. Un art populaire aussi, qui nous permet parfois de créer la rencontre et de tisser les liens nécessaires pour faire fusionner fiction et réalité et tenter de rentrer en résonnance avec le vivant.
Après avoir été assemblées dans un chapiteau à Cherbourg à la mi-mars, les trois massues de jonglage, dont celle contenant ton texte, sont parties sur les routes, dans un contexte où le réel prenait une tournure inattendue.
Pendant les mois de mars, avril et mai, notre périple a donc consisté à se battre pour qu’il existe. Les massues de jonglage traversaient des départements qui tombaient en confinement les uns après les autres, les errances jonglées contraintes de suivre des chemins balisés, jallonnés de doutes et souvent de craintes.
Grâce à un mélange de chance et d’acharnement, ce spectacle a réussi à naître et à grandir. Entre chaque errance, d’une durée d’une semaine, les massues étaient transmises à un nouveau jongleur ou une nouvelle jongleuse. Ce relais avait normalement lieu sous la forme d’une cérémonie publique. La force de ce projet a résidé dans le maillage étroit entre ces errances artistiques et ces moments de passation populaires. Les partenaires accueillant les cérémonies étaient donc, de fait, également reliés entre eux. Si l’un d’eux voulait annuler la passation des trois massues et ne souhaitait ou ne pouvait pas trouver de solutions pour transformer ce spectacle en une expérience cinématographique, radiophonique, ou toute autre alternative sans public convié et donc sans risque sanitaire particulier, il coupait alors un des maillons de la fragile narration de 159 jours. Pendant ces longs mois, nous attendions donc chaque semaine la décision préfectorale, tombant souvent le jeudi pour une passation le samedi. Cette missive nous indiquait quelles étaient les contraintes à appliquer sur cette partie du territoire. Nous pouvons certainement remettre la palme du rabat-joie au préfet des Hauts-de-France qui n’a autorisé qu’une cérémonie itinérante sans public convié et sans musique amplifiée. Qu’à cela ne tienne, le kit électronique de la batterie du musicien s’est transformé en poubelle glanée dans le fond du centre culturel et l’espace de jeu s’est métamorphosé en une longue scène de 6km traversant toute la ville de Vieux-Condé.
Si ce spectacle de 6 mois a pu avoir lieu, c’est aussi grâce à la nature même de la dramaturgie mise en place, qui, grâce à une écriture hasardeusement prémonitoire, s’est déployée chaque jour en dehors des salles, des bornages et des barrières Herras. Le spectacle était au pied des balcons, et le long des chemins de traverses sans autre rendez-vous que celui de la rencontre fortuite, sans autre invitation que celle de l’instant.
Le printemps est finalement arrivé avec son déconfinement et a emporté avec lui toutes les nouvelles formes de représentation de notre jonglage que nous avions dû inventer semaine après semaine, en co-construction étroite avec les partenaires. Les mois suivants sont devenus plus calme, et d’Est en Ouest et du Nord au Sud, les errances artistiques se sont succédées à pied, en train, en voiture, à cheval ou en voilier.
Parlons tout de même un peu des deux autres massues, celles qui ont accompagnées celle contenant ton texte tout au long des six mois. Sache que les deux autres massues ne se sont pas décrochées du ballon sonde lors du grand final. Nous les avons retrouvées grâce au GPS fixé sur le parachute et nous les avons portées jusqu’au plus grand festival de rue annulé d’Aurillac. En arrivant, cette ville était quadrillée de CRS, le préfet local craignant l’afflux de tous les travelers de France et des contrées alentours. Dans la nuit du 17 au 18 août, après une procession nocturne chargée de ces 23 semaines de pérégrination, nous les avons enterrées devant le panneau d’entrée de la ville. Telles des haches de guerre enfouies, elles sont encore là, prêtes à être déterrées si l’histoire nous le demandait.
Cher Jón Kalman, pour toi qui es auteur de romans, nous nous demandons bien ce que peut t’inspirer ce voyage de trois morceaux de plastique. Ils ont traversé une France que nous ne reconnaissions pas, après avoir démarré l’aventure dans un festival annulé en Normandie et l’avoir terminé dans un autre festival annulé dans le Cantal.
Quant à nous, nous osons finalement affirmer que le jonglage était sans doute l’art le plus adapté pour conter cette aventure. Un art absurde pour un temps de l’histoire que personne ne comprend.
Alors oui, Jón Kalman, en beaucoup de points, PÉRIPLE 2021 a pu faillir, mais comme le dit le jongleur marathonien Michal Kapral : « Si une massue tombe, tu la ramasses et la vie continue ! ».
Et comme tu le dis si bien « Ensuite, nous verrons bien ! ».
Le Collectif Protocole
Récit intégral de Périple2021 à découvrir ici : www.periple2021.com
crédit photos © Catherine Douard, © Chin Da-Bei, © Collectif Protocole, © Coline Godinot