Au TGP, Lorraine de Sagazan imagine une fête folle, intense, lumineuse mais aussi libératrice pour célébrer nos morts, les honorer, voire dans certains cas les rayer à jamais de l’histoire du monde afin de réparer les vivants. Pièce cathartique par excellence, Un Sacre est une magnifique ode à la vie, à la folie des femmes et des hommes, à leurs joies à leurs peines.
Dans une maison abandonnée, en ruine, des hommes, des femmes baladent leur solitude. De temps à autres, ils échangent un regard, un sourire. Tous portent en eux, un souvenir lourd à porter, une peine, une blessure, une absence, un manque ou une étrange présence. Face à une société qui va trop vite, qui ne prend pas le temps, comment « enterrer les morts et réparer les vivants » ? S’inspirant de cette fameuse formule de Tchekhov tirée de Platonov, dont L’Absence de père, créé en juin 2019 est une troublante adaptation, Lorraine de Sagazan et son comparse, Guillaume Poix, sont allés durant le dernier confinement à la rencontre de plus 300 personnes à travers la France. Proposant à chacun d’évoquer ce que signifie pour eux « réparation » , les deux artistes se sont nourris de leur doute, de leur peine, de l’histoire singulière autant qu’universelle et ont extrait une matière dense et singulière pour faire théâtre.
Un espace entre ombre et lumière
Fort de ce qui a fait le sel de La vie invisible, l’écoute de l’autre et une manière profondément humaine et sensible de s’en emparer pour lui donner corps sur un plateau, les deux artistes imaginent une fresque entre chien et loup, entre purgatoire décati et Éden rêvé. Imperceptiblement, la mise en scène ciselée, lumineuse de Lorraine de Sagazan fait glisser le spectateur du réel – la salle Roger Blin – vers un univers fantasmé, cet espace-temps, où les morts ne sont pas encore partis, où les vivants prennent le temps de faire leurs adieux. Traversant le quatrième mur, un petit fils raconte l’histoire de sa grand-mère, une des dernières pleureuses corses, Une jeune femme part en quête du lieu de sépulture de celle morte trop jeune, qui fait battre un peu plus fort son cœur pour la première fois, une autre hurle à la face du monde, les violences sexuelles, que son père lui a fait subir, trop longtemps cachées, un homme solitaire d’une soixantaine d’années, atteint d’un Alzheimer précoce, cherche un moyen de ne pas disparaitre dans les limbes de sa mémoire et dans celle des autres, etc.
Une œuvre kaléidoscopique
Passant de l’intime à l’universel, du banal à l’extraordinaire, avec aisance et ingéniosité, Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan tissent des récits de vies par bribes, par touches, effleurent avec délicatesse nos adresses à ceux qui ont disparu, notre manière d’aborder la mort, notre façon de les porter contre nous, dans notre cœur, dans nos pensées. Évitant l’écueil du pathos, les deux complices ne cherchent pas à décupler les émotions, à tirer les larmes à tout prix. Bien au contraire, ils nous invitent à un rituel de passage, à une fête tantôt folle, tantôt macabre. Évoquant la fin de vie, les blessures jamais vraiment refermées, les morts solidaires causés par la pandémie, les impossibles adieux, ils signent une fresque humaine, irradiante, poignante qui touche à ce que l’on a de plus personnel, de plus secret. Certains passeront à côté, d’autres seront attrapés en plein vol, troublés, bouleversés. Tout dépend de la manière d’aborder la disparition, des croyances de chacun.
Touché en plein cœur
Saisi par la merveilleuse scénographie d’Anouk Maugein, qui se déconstruit à vue, par le jeu habité d’une troupe détonante, épatante – Andréa El Azan, Jeanne Favre, Majida Ghomari,Nama Keita, Antonin Meyer-Esquerré,Louise Orry Diquéro, Mathieu Perotto, Benjamin Tholozan et Éric Verdin – , les morts des uns, des autres s’entremêlent, se confondent, se conjuguent. Sourire attendri d’un grand-père tant aimé, visage affable d’un ami si cher, regard enveloppant d’une grand-mère trop tôt partie, présence bienveillante d’un beau-père qui nous a porté, aidé à grandir, toutes les histoires ne sont pas sur scène. En dépassant largement le cadre du théâtre, Un Sacre convie chacun à entrer dans une danse transcendantale, chorégraphiée par Sylvère Lamotte, à participer à ce rituel païen salvateur, salutaire. Ode à la vie, à la mort, l’œuvre de Lorraine de Sagazan et de Guillaume Poix infuse lentement, intensément touchant sa cible à tous les coups, nos cœurs de femmes, d’hommes.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Un sacre de Lorraine de Sagazan et de Guillaume Poix
TGP
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
Jusqu’au 4 décembre 2021
durée 2h40 sans entracte
Mise en scène de Lorraine de Sagazan assistée de Thylda Barès
Avec Andréa El Azan, Jeanne Favre, Majida Ghomari, Nama Keita, Antonin Meyer-Esquerré, Louise Orry Diquéro, Mathieu Perotto, Benjamin Tholozan, Éric Verdin
Chorégraphie de Sylvère Lamotte
Dramaturgie d’Agathe Charnet
Scénographie d’Anouk Maugein
Lumière de Claire Gondrexon
Son de Lucas Lelièvre
Costumes de Suzanne Devaux
Régie générale de Vassili Bertrand
construction des décors – Ateliers de la MC93
Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage