Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder. Mise en scène de Julie Deliquet. © Pascal Victor

Julie Deliquet met au plateau la fresque ouvrière de Fassbinder

Au TGP, Julie Deliquet s’empare Huit heures ne font pas un jour, première série télévisée écrite par Rainer Werner Fassbinder.

Au TGP, dont elle est la directrice depuis mars 2020, Julie Deliquet s’empare avec une belle énergie de la toute première série écrite par Rainer Werner Fassbinder pour la télévision allemande, Huit heures ne font pas un jour. Mettant en scène une famille typique de la classe ouvrière des années 1970, la fable décortique une époque, et tous les mouvements sociaux qui la traverse, la tiraille, la bouleverse. 

La salle plonge dans le noir. Au loin des brouhahas se font entendre. C’est les Krüger-Epp au grand complet qui s’annonce. Aujourd’hui, c’est jour de fête. Tous sont réunis pour l’anniversaire de Mamie Luise (détonante Évelyne Didi), une dame d’un certain âge, fantasque et fofolle, fourmillante d’idées, de projets saugrenus et grande adepte de schnaps, de ses vertus. L’ambiance est bon enfant. Quelques piques fusent révélant les petits défauts de chacun, mais jamais méchamment, toujours avec une pointe de tendresse. Il y a quelques tensions, quelques jalousies, bien sûr, comme dans toute famille, mais il y a surtout de l’amour, de la tendresse.

Un petit fils révolutionnaire

Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder. Mise en scène de Julie Deliquet. © Pascal Victor

Très vite, le récit se focalise sur Jöchen (épatant Mikaël Treguer), le petit-fils, l’enfant chéri. Ouvrier dans une usine de Cologne, il rêve avec sa petite amie Marion (rayonnante Ambre Febvre – dont nous avions pu voir les premiers pas à la comédie de Saint-Étienne dans Tout mon amour de Laurent Mauvignier, mise en scène par Arnaud Meunier) de changer le monde, de modifier les « process » de travail à la chaine pour améliorer le rendement tout en améliorant la vie des ouvriers. Syndicaliste en herbe, brillant technicien, beau parleur au charisme ténébreux, il pousse ses collègues à penser autrement, à lutter pour leur bien-être et à s’arrêter d’être « bêtement » aux ordres d’une direction qui ne pense qu’au profit au mépris de tout humanisme. 

Un Fassbinder lumineux

Loin de l’univers des treize pièces de théâtre qu’il a déjà écrites et des huit films qu’il a déjà réalisés, Rainer Werner Fassbinder change de ton, de style mais pas d’idéaux quand en 1971, la chaîne de télévision allemande WDR l’invite à imaginer une série familiale pour heures de grande écoute. À 26 ans, il a enfin l’opportunité d’écrire pour le peuple, de se faire entendre de lui. Le projet ne se refuse pas, bien au contraire. Style enlevé, naturalisme à rebours, quasi féérique, le dramaturge allemand fait preuve dans Huit heures ne font pas un jour, d’un optimisme débordant, d’une fraîcheur, presque d’une légèreté. 

Les maux d’une société patriarcale et capitaliste

Derrière les rires et un dénouement des plus heureux, Fassbinder esquisse en filigrane un monde en pleine évolution, au bord de la rupture. On est au tout début des années 1970, la révolution sexuelle pointe son nez, les femmes ne veulent plus être au foyer, ne plus subir le joug d’un mari violent, les ouvriers ne veulent plus trimer pour rien sans jamais broncher, le racisme ordinaire n’est plus tolérable… N’oubliant pas ses combats, ses convictions, il signe une fable douce-amère faite pour réveiller en douceur les consciences. La série, jamais achevée – les trois derniers épisodes n’ayant jamais été réalisés  – a fait un vrai carton lors de sa première diffusion. 

Deux pièces en une 

En s’emparant de cette fresque humaine et sociale, Julie Deliquet continue à explorer les interactions intergénérationnelles, à décortiquer les rapports humains. Cherchant une veine plus lumineuse, tout en ne reniant rien de sa patte mélancolique, la metteuse en scène trouve dans ce texte de Fassbinder, le terreau nécessaire pour une œuvre chorale où elle peut investir d’un côté le champ familial de l’autre le monde de l’usine. Dans un décor de bric et de broc, qui permet aisément de passer d’un univers à l’autre, elle conte deux récits distincts qui parfois se rejoignent, l’un radieux porté par la drôlerie d’Evelyne Didi, en grande forme, et la langue acérée d’Hélène Viviès, l’autre plus sombre, auquel donne vie, réalisme et intensité le jeune duo, sorti récemment de l’école de Saint-Étienne, Mikaël Treguer et Ambre Febvre.

Une troupe effervescente 

Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder. Mise en scène de Julie Deliquet. © Pascal Victor

En directrice d’acteurs particulièrement ingénieuse et naturaliste, Julie Deliquet apporte la matière théâtrale, donne des impulsions, des chemins à emprunter tout en laissant aux treize comédiens de sa troupe recomposée la possibilité de s’approprier l’œuvre, de l’avaler tout entière, de lui donner couleurs, tonalité et force tragicomique. Ils sont tous formidables et déchaînés sur scène. Du truculent Éric Charon à la sublime Lina Alsayed, en passant par l’étonnante Julie André, le déroutant Olivier Faliez ou l’impayable Agnès Ramy, c’est un vrai feu d’artifices sur scène, qu’il fait bon voir. 

Changer le monde en douceur 

Loin du combatif et réaliste 7 minutes de Stefano Massino, mis en scène avec brio par Maëlle Poésy au Vieux-Colombier, Huit heures ne font pas un jour tente une autre approche du monde ouvrier, plus fictionnelle, plus enchantée, moins vintage. Le hasard du calendrier de la rentrée théâtrale faisant que l’on peut enchaîner les deux, pourquoi se priver ? Les deux œuvres se complètent et se répondent. Chacune, certes très différemment, réveille les consciences et invite à penser autrement demain. Bras tendus ou fleur au tournevis, l’avenir est entre nos mains, à nous d’en redessiner les contours.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore 

Huit heures ne font pas un jour de Rainer Werner Fassbinder
Épisodes 1 à 5
TGP
59, boulevard Jules-Guesde
93 207 Saint-Denis Cedex
jusqu’au 17 octobre 2021
Durée 3h15 avec entracte

Tournée
Du 5 au 7 janvier 2022, Domaine d’O, Montpellier
Le 14 janvier 2022, Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
Du 19 au 23 janvier 2022, Théâtre des Célestins, Lyon
Du 2 au 4 février 2022, MC2 : Grenoble, scène nationale
Les 9 et 10 février 2022, La Coursive, scène nationale de La Rochelle
Du 16 au 18 février 2022, ThéâtredelaCité, centre dramatique national, Toulouse
Les 24 et 25 février 2022, Comédie de Colmar, centre dramatique national Grand Est Alsace
Les 4 et 5 mars 2022, Châteauvallon – Le Liberté, scène nationale, Toulon
Du 10 au 12 mars 2022, Théâtre Joliette, scène conventionnée, Marseille
Les 17 et 18 mars 2022, Théâtre de l’Union, centre dramatique national, Limoges
Du 23 au 25 mars 2022, Comédie, centre dramatique national, Reims
Les 6 et 7 avril 2022, Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie

Mise en scène de Julie Deliquet
Avec Lina Alsayed, Julie André, Éric Charon, Évelyne Didi, Christian Drillaud, Olivier Faliez, Ambre Febvre, Zakariya Gouram, Brahim Koutari, Agnès Ramy, David Seigneur, Mikaël Treguer, Hélène Viviès et alternance Paula Achache, Stella Fabrizy Perrin, Nina Hammiche
Traduction de Laurent Muhleisen
Collaboration artistique – Pascale Fournier, Richard Sandra
Version scénique de Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos
Scénographie de Julie Deliquet, Zoé Pautet
Lumière de Vyara Stefanova
Son de Pierre De Cintaz
Costumes de Julie Scobeltzine

Les œuvres de Rainer Werner Fassbinder sont représentées par L’ARCHE – agence théâtrale. L’intégralité́ des huit épisodes de l’œuvre Huit heures ne font pas un jour est publiée par L’ARCHE Éditeur,
www.arche-editeur.com © L’Arche, 2021. 

Crédit photos © Pascal Victor

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