Nouvelle directrice du Théâtre de la Manufacture à Nancy, depuis le 1er janvier 2021, Julia Vidit ouvre enfin les portes de ce lieu de partage, d’échange et de création, avec un temps fort, Micropolis. Loin d’avoir chômé depuis sa nomination, la jeune metteuse en scène a mis à profit ce temps d’arrêt dû à la crise sanitaire pour lancer son projet et lui insuffler une belle énergie. Rencontre.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aller vers l’art vivant ?
Julia Vidit : C’est une belle question. C’est un heureux hasard. J’ai rencontré le théâtre à l’école. Mon collège était associé au CDN de Thionville. Mais déjà en primaire, j’avais fait un peu d’art dramatique. Je me souviens avoir joué dans la Farce de maître Pathelin, pièce écrite par un anonyme à la fin du Moyen Âge. Avec le recul, je me dis que c’est un espace de liberté, d’expression dont j’avais besoin. Je crois aussi que le théâtre est pour moi, un exercice de vérité, un espace où quelque chose de vrai est possible. Et pourtant, tout est faux. Tout n’est qu’illusion !
Pourquoi avoir choisi la mise en scène ?
Julia Vidit : tout, c’est fait par étape. Un premier lieu est arrivé l’amour des textes, de la pensée. Je crois que cela m’a permis de me faire avancer dans la compréhension du monde, dans son acceptation. J’ai grandi, je me suis émancipée de manière ludique. Il y a quelque chose de l’ordre du refuge, de l’auto-dérision. Le jeu, c’est quelque chose qui permet à la fois de fuir la réalité et d’être dans le vrai. C’est ça que je trouve extraordinaire. J’ai donc tout logiquement suivi une formation pour devenir actrice, qui m’a menée au conservatoire national. En sortant au bout de 3 ans, j’ai participé à plusieurs productions de théâtre public. J’ai fini par me rendre compte que la fonction de comédienne stricto sensu ne me convenait pas. En tout cas, cela ne me suffisait pas, ne me permettait pas de m’épanouir totalement. J’avais envie d’aller plus loin dans la rencontre avec le public. J’avais besoin de le questionner, de l’interroger, de diriger sa lecture, de lui offrir une part de moi-même. J’ai donc commencé à faire de la mise en scène. Dans la foulée, j’ai créé une compagnie que j’ai placée en région, car l’Île-de-France n’était pas pour moi un territoire de prédilection. J’ai grandi à Metz, ville que j’ai quittée à 17 ans. J’avais un lien fort avec la Lorraine. Je me suis donc basée dans un premier temps à Épinal, puis à Bar-le-Duc et à Forbach. Enfin, en 2019, je suis devenue artiste associée du CDN de Nancy et de celui de Thionville. Je crois que ce qui m’intéresse et m’excite en tant que metteuse en scène, c’est l’idée de faire un travail de territoire, d’aller vers un public éloigné des scènes. J’avais envie que l’aventure théâtrale se fixe sur un point d’ancrage géographique et décentralisé.
Cela fait quoi d’être nommée à la tête d’un CDN ?
Julia Vidit : Honnêtement, c’est génial. Je suis très contente et touchée par la confiance et la responsabilité qui me sont données. Ce qui me motive particulièrement, c’est l’idée qu’un Centre Dramatique National peut être un lieu d’émancipation, un lieu de rencontre, une caisse de résonance du monde. On peut envisager tout un champ des possibles, proposer un grand nombre de pistes de réflexions sur nos sociétés, sur l’état de la planète, sur les dérives de nos civilisations. J’ai profondément besoin d’aide pour vivre, pour comprendre le monde dans lequel je vis. Si je peux grâce à mon humble participation le faire avec d’autres, alors j’aurai réussi quelque chose.
Quel est le projet que vous voulez défendre à Nancy ?
Julia Vidit : J’aimerais faire théâtre et défaire le monde. Dans les grands axes que je souhaite mettre en marche, il y a la volonté d’être solidaire, d’accompagner les compagnies indépendantes. C’est pour cela que nous avons associé au CDN quatre compagnies. Deux compagnies sont locales – Trois-6ix-Trente (Bérangère Vantusso), l’IMaGiNaRiuM (Pauline Ringeade) – et deux nationales – la compagnie Babel (Élise Chatauret et Thomas Pondevie) et la compagnie Dans le Ventre (Rébecca Chaillon). L’objectif est d’être à leurs côtés à différentes étapes de leur travail. Même si elles ont des esthétiques très différentes, elles ont comme point commun d’aller à la rencontre du public et d’être dirigées par des femmes. Ce n’était pas forcément voulu, cela s’est fait comme ça ! En tout cas, c’est un choix que j’assume pleinement. En parallèle de ce dispositif, j’ai fait le choix d’intégrer Olivier Letellier, du théâtre du phare, au projet. Je souhaite tout particulièrement qu’il m’accompagne sur les thématiques et les spectacles jeunes publics. Par ailleurs, il était important d’associer quatre auteurs contemporains à la Manufacture. Tous auront comme référent au sein de l’équipe Guillaume Cayet, auteur et dramaturge complice, qui sera chargé de penser le lien entre eux et le théâtre. Je me devais aussi d’explorer le territoire, d’aller à la rencontre de nouveaux publics, j’ai donc fait le choix de proposer une saison itinérante avec une volonté d’aller hors les murs, en milieu rural et en milieu périurbain. Dans ce cadre, j’ai décidé de développer les petites formes et d’ainsi favoriser la diffusion d’œuvres contemporaines. J’aimerais à terme qu’on devienne un lieu de production identifiée pour ce type de projets, avec un temps fort annuel qui les célèbre et les interroge : MICROPOLIS.
Qu’en est-il des classiques ?
Julia Vidit : Un CDN peut être à mon sens un lieu du questionnement des textes classiques. C’est un axe de recherche Manufacture que je souhaite développer au Théâtre de la Manufacture. Nous accueillons L’Aiglon de Rostand, revisité par la talentueuse Maryse Estier en décembre 21. Je vais revisiter, avec Guillaume Cayet, une œuvre de Pirandello en mars 2022. Autres choses que j’aimerais porter, c’est une ouverture importante sur les artistes venus d’ailleurs, d’Europe et au-delà. Enfin, j’ai le vœu pieu de modifier nos modes de production, de ralentir le rythme fou imposé aux créations théâtrales.
Comment s’est passé le temps Micropolis et qu’elle en a été à la genèse ?
Julia Vidit : Le temps fort était extraordinaire ! Les spectateurs ont répondu présent, ils ont vibré en assistant à des spectacles créés dans la volonté d’être proche du public, physiquement, mais aussi dans les thèmes résolument contemporains qu’ils abordent.
Ce temps fort est là pour fêter et interroger l’itinérance théâtrale et plus largement la mission de décentralisation qui incombe aux Centre Dramatiques Nationaux. Comment la déployer ? Comment la penser aujourd’hui, forts de son histoire ? Comment penser la participation des publics dans le processus créatif ? Et quels modèles économiques pour cette décentralisation aujourd’hui ? Des historiens, des créateurs, des élus se sont prêtés au jeu de l’échange et nous avons pensé ensemble, établit un vocabulaire commun.
Comment s’annonce cette première saison ?
Julia Vidit : Extrêmement excitante !
Nous donnons notre premier spectacle ces jours-ci : Ce qui demeure de la Compagnie Babel est un spectacle doux, qui m’a bouleversée, et que je suis très heureuse de « passer » aux publics pour cette rentrée.
Les derniers mois ont changé les habitudes des spectateurs : c’est à la fois inquiétant et génial : tout est possible ! Les cartes sont rebattues !
« L’avenir du théâtre appartient à ceux qui n’y vont pas« , dit Gabriel Garran. Cet adage me porte : les portes sont grandes ouvertes, notre théâtre se déplace, nous allons à la rencontre des spectateurs : gageons qu’il pousseront la porte de chez nous pour se rassembler de nouveau, avoir chaud et penser le monde collectivement, grâce aux œuvres vivantes.
Quels en sont ses points forts ?
J’en ai déjà cité quelques-uns : j’ajoute la création de Rébecca Chaillon, Carte Noire Nommée Désir, qui pose son regard sur le monde avec une équipe afro-féminine ; je peux aussi évoquer les tragédies de Sophocle jouées au lever du soleil, mises en scène par Gwenaël Morin, ou Charlotte Lagrange, créatrice du spectacle, Les Petits Pouvoirs.
Tous ces artistes nous proposent des expériences. Vivre ! Je crois que les points forts nous permettront de nous transformer, de nous déplacer, de soulever des questions. Il nous faut douter ensemble, non ?
Propos recueillis par Marie Gicquel et Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Théâtre de La Manufacture – CDN de Nancy
10 Rue Baron Louis
54000 Nancy
Crédit photos © Jeanne Dreyer, © Jérôme Baudouin, © Bruno Di Marco, © Cerise Guyon