Au Poche-Montparnasse, l’irradiante Judith Magre donne sa voix si singulière, si chaude, à la très âgée Brunhilde Pomsel, qui fut au temps du nazisme, secrétaire au ministère de la Propagande de Joseph Goebbels. S’inspirant des confessions de cette dame de 102 ans, Christopher Hampton signe une œuvre troublante et ambiguë, que la sobre mise en scène de Thierry Harcourt souligne élégamment.
Dans la petite salle du Poche-Montparnasse, sur une estrade, Judith Magre, assise à un bureau, semble perdue dans ses pensées, sombres autant que lumineuses, quelques réminiscences du passé sans doute. Impassible, elle ne semble pas faire attention au va et vient des spectateurs, qui cherchent la meilleure place pour profiter du spectacle à venir. De temps à autre, un sourire lui échappe, un regard malicieux éclaire son visage.
Confessions d’un autre temps
Imperceptiblement, le silence envahit la pièce. Concentrée, la comédienne respire profondément avant de se glisser dans la peau de Brunhilde Pomsel. Âgée de 102 ans, cette vénérable berlinoise qui a connu les deux guerres, libère sa parole, revient sur son histoire, celle d’une jeune femme insouciante, qui de stages en petits boulots, grimpe les échelons d’une société allemande en pleine mutation pour intégrer à tout juste 20 ans le ministère de la Propagande nazie, dirigé par Goebbels.
Une réalité autre
Seule fille de la famille, elle ne peut choisir sa vie. Son père, un patriarche sexiste, ne voit pas pourquoi il devrait payer pour qu’elle fasse des études. Elle doit seule, se trouver un travail, une voie. Sans rien demander, petit à petit, elle se fait une place au soleil. Refusant de se mêler de politique, trouvant tout le monde charmant, elle n’a que peu conscience de ce qui se passe. Bien sûr, elle a entendu parler de camps de concentration. Elle a bien vu qu’on y envoyait les juifs, dont sa meilleure amie qu’elle ne reverra jamais, les homos pour les rééduquer. Elle est glacée par les discours d’Hitler, de Goebbels, par la terrible nuit de cristal, mais elle ne voit pas le mal.
De l’efficacité de la propagande
De son propre aveu, elle assume avoir été totalement convaincue par la propagande nazie. Elle s’est laissée avoir, elle n’a pas voulu voir. Même avec le recul, elle ne comprend pas ce qui lui est arrivé, pourquoi elle a été emprisonnée par les Russes, après qu’ils aient libéré Berlin. Elle refuse toute culpabilité. Elle ne savait pas, alors comment être tenue pour responsable des exactions d’un régime dont elle ignorait finalement tout. S’emparant de l’ambiguïté des propos tenus par cette vieille dame fort charmante, Christopher Hampton signe une pièce ciselée sous forme d’entretien. Ni bourreau, ni victime, elle se place entre les deux. Elle ne veut pas choisir de camp.
Une comédienne lumineuse
Portant ce texte fort équivoque avec maestria, Judith Magre, qui reprend le rôle créé à Londres en 2019 par Maggie Smith, illumine le plateau. Elle donne à cette parole pas si simple à entendre, de beaux accents de vérité, de sincérité. Jouant sur les absences, les pertes de mémoire de la centenaire qu’elle incarne, elle donne vie à ces confessions candides, élusives, touchantes. Mise à l’aise par la mise en scène fort simple de Thierry Harcourt, la comédienne ne cesse de nous envoûter, de nous épater, de nous obliger à scruter nos consciences, à nous questionner autrement sur le ressenti des Allemands sous chape nazie. Quelle actrice, quelle présence !
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Une Vie Allemande de Christopher Hampton
Théâtre de Poche-Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse
75006 Paris
Reprise jusqu’au 1er mai 2023
Lundi à 19h
Durée 1h10 environ
Mise en scène Thierry Harcourt assisté de Stéphanie Froeliger
Avec Judith Magre
Adaptation de Dominique Hollier
Musique et univers sonore de Tazio Caputo
Lumières de François Loiseau
Crédit photos © Laurencine Lot