Dans le cadre du festival Paris l’été, Chloé Moglia présente, du 24 au 25 juillet à la Monnaie de Paris , Horizon, un spectacle aérien qui fige le temps et l’espace. Suspendue à 7 mètres du vide, la circassienne danse, vole avec légèreté et précision. Hypnotique, elle invite à une rêverie onirique au-delà du présent et de la sombre actualité.
Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Oh ! Je suis embêtée dès cette première question à cause des mots : Je biffe « vivant ». Je ne trouve pas d’art mort duquel le distinguer. La peinture et les arts visuels se refusent à la mort, à raison, et les distinctions sont trop vaseuses entre des catégories fort poreuses. Reste le concept d’art. L’idée qu’une intentionnalité humaine (artistique) rendrait un fragment de monde plus intéressant qu’un autre dépourvu de cette intentionnalité me gêne. (Une autre gêne qu’à l’époque de Duchamp.) Le concept d’art charrie trop de casseroles : un « propre de l’Homme », rattaché à une supériorité de l’Homme, et même parfois carrément de l’artiste. Les murs qui portent des œuvres sont autant dignes d’attention que les œuvres. Leurs fissures, leur grain, leur silence existent pleinement. L’art persiste en se distinguant de ce qui n’est pas art, en niant les supports, les hors-champs, les à-côtés et les moindres (j’aime ce mot qu’utilise Fabre pour les insectes qu’il passa sa vie à considérer et qui peut désigner tout ce qui serait à priori insignifiant). Par ce clivage dont il tire sa substance, l’art contribue à gommer une part du monde : à soustraire à notre attention ce qui n’est pas désigné comme en étant digne. Pour cette raison, je travaille à faire désexister l’art. Je m’intéresse aux choses, êtres et événements plus qu’aux artistes et à leurs intentions. Je ne renie toutefois pas les interventions humaines – elles se tissent avec et parmi toutes les autres – et je peux dire qu’un souvenir fort qui me marque encore est celui des transformations de l’argile, grâce à l’eau puis de ses métamorphoses par le feu. Le réversible puis l’irréversible. La magie des éléments, et les rêveries auxquelles elles invitent, que Gaston Bachelard a si bien étudiées.
Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Aucun. Je n’ai embrassé aucune carrière. Je suis passée, par-ci par-là, me suis baladée. J’ai suivi des lignes, guidée par une somme de hasard étranges. J’ai simplement continué de faire ce qu’on fait enfant : grimper aux arbres. J’ai diversifié les supports. Cela a occasionné des spectacles, mais ce n’est pas l’important. Cela m’a surtout proposé une matière d’étude et de rêveries qui converge dans la suspension, et se propage comme un rhizome dans de nombreux champs. Ce qu’on appelle l’art vivant fait partie des moyens habiles permettant de persévérer dans cette étude. Une étude qui, elle, pulvérise tout cadre catégoriel : art, science, corps, spiritualité, conatus, étude, joie, matière, vide…
Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être metteuse en scène et chorégraphe ?
Même réponse. Je ne suis ni metteur en scène ni chorégraphe. J’étudie ce que me propose la suspension. J’y trouve l’épochè. J’y goûte le sentiment d’un temps dilaté dans la suspension du souffle. Je constate qu’en cessant certaines activités, d’autres mouvements apparaissent. J’observe aussi le vertige, quand je cesse de m’agiter… J’invite des collaboratrices et collaborateurs pour croiser les sensibilités et les angles d’observation. Je lis et cherche là aussi l’endroit où s’éteint tout élan, car c’est là que les idées, matières et directions se transforment.
Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ?
Le lac des cygnes quand j’avais environ 7 ans, spectacle de fin d’année de cours de danse. Une horreur.
Votre plus grand coup de cœur scénique ?
Ce ne sera pas scénique. Mes coups de cœur sont livresques : Pierre Hadot, Jean-François Billeter, Vinciane Depret, Isha Schwaller de Lubicz, Emanuele Coccia, Virginie Despentes, Etienne Klein, Mona Chollet, Léonora Miano, Baptiste Morizot, Philippe Descola, Natalie Depraz, Camille Froidevaux-Metterie, Marc-Alain Ouaknin, Jean-Yves Leloup, Gaston Bachelard, Achille Mbembe, Tim Ingold, Francis Hallé, Anna Tsing, Olivia Rosenthal, Fernand Deligny… et des films : Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone avec la musique d’Ennio Morricone, et Pater d’Alain Cavalier… Il en manque. Il n’y a pas d’ordre…
Quelles sont vos plus belles rencontres ?
Un homme, des livres, des suspensives, des lumières, le monde sous ses aspects insoupçonnés…
En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ?
Je me débrouille pour rassembler vide et matière, pour réunir corps, rêves et pensées. Mon activité est précisément de viser quelque part vers cet équilibre toujours mouvant.
Qu’est-ce qui vous inspire ?
À chaque fin d’ »expir », c’est immensément mystérieux de sentir surgir le nouvel « inspir ». Pour le sentir, je laisse se prolonger le temps après la fin d’un « expir ». Sans forcer, très légèrement. Se poser dans ce vide, dans ce silence, et de là guetter l’appel et sentir la puissance de l’ »inspir » à venir. Ça ne m’appartient pas. Je ne fais rien. Ça a lieu. Ça recommence. C’est à chaque fois unique et pourtant rien n’est plus commun. C’est comme veiller une nuit en attendant le lever du soleil. L’ »inspir », c’est me donner le temps de ces observations fines. À côté, je respire aussi des livres, car ils participent d’une nécessaire reconfiguration. Celle qui offre de prêter davantage attention au monde, hors des schémas que nous dictent nos catégories de pensée.
De quel ordre est votre rapport à la scène ?
Méfiant.
À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ?
Dans le monde, car mon corps me déborde, je ne sais où « je » m’arrête, ni qui « je » suis/serait, tant « je » symbiose avec d’autres. Mon métier est l’artisanat de cette attention et de cette défaite du catégoriel.
Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ?
Avec des arbres et des abeilles.
À quel projet fou aimeriez-vous participer ?
Celui de la vie. Planter des arbres. Je le fais. Il faut le faire plus encore.
Si votre vie était une œuvre, quelle serait-elle ?
Je ne comprends pas la question… Ma vie est le micro-fil insignifiant d’un immense tissage incompréhensible. Cheminer avec le plus d’honnêteté possible dans ces méandres. S’y entraîner et pour cela (se) Désœuvrer. Dé-faire. Et observer. Y être présent.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Horizon de Chloé Moglia
Festival Paris l’Été
Monnaie de Paris
11 Quai de Conti
75006 Paris
Les 24 et 25 juillet 2021
Durée 30 min
Crédit photos © Didier Olivré, © Johann Walter, © Nans Kong Win Chang et © Chloé Moglia